Le premier tour du scrutin des élections départementales et régionales a été marqué par des dysfonctionnements majeurs concernant l'acheminement des professions de foi aux électeurs.
La ministre déléguée, Mme Marlène Schiappa, a indiqué que 21 000 électeurs seulement n'auraient pas été rendus destinataires du matériel électoral, mais les remontées du terrain rendent cette estimation peu crédible et attestent qu'un dysfonctionnement majeur a eu lieu, car les électeurs qui n'ont pas reçu ces documents paraissent bien plus nombreux, et surtout, sont répartis dans plusieurs départements et régions. En région Bourgogne-Franche-Comté, par exemple, on a noté des incidents dans 300 communes.
Vous avez mis nommément en cause les prestataires retenus pour l'acheminement des documents électoraux : Adrexo et La Poste. C'est un fait : dans certains départements, les personnels de ces prestataires ont préféré détruire les courriers plutôt que de les acheminer. Les photos projetées, où vous pouvez voir des enveloppes d'expédition brûlées en Haute-Savoie, des enveloppes éparpillées sur des routes de l'Eure, des cartons d'enveloppes non distribuées dans l'Ain, constituent des exemples parmi d'autres des conditions dans lesquelles la distribution du matériel a été effectuée : elles se passent de tout commentaire, me semble-t-il...
L'organisation des élections dépend de l'exécutif. Certains mettent en cause les conditions dans lesquelles le marché de l'acheminement a été conclu, sans s'assurer avec le sérieux nécessaire de la capacité des prestataires d'exécuter le marché.
Les routeurs n'ont pas été capables de mener à bien leur mission alors qu'ils n'étaient pas contraints de distribuer la propagande électorale en urgence : or, pour le second tour, dans les départements, les listes ne sont déposées qu'aujourd'hui, et le scrutin a lieu dimanche. Peut-on vraiment espérer que l'acheminement sera accompli en temps et en heure ? Quelles dispositions le ministère a-t-il prises ?
La distribution de la propagande électorale est essentielle au bon fonctionnement de la démocratie. Nous devons donc tirer les leçons d'un tel dysfonctionnement, sinon d'un tel fiasco.
Vous avez raison, il y a eu des dysfonctionnements. Sont-ils pour autant l'unique raison de l'abstention ? Je ne le crois pas. Le taux de participation n'est pas meilleur dans les pays qui ont mis en place le vote par correspondance : en Angleterre, l'abstention a été similaire pour les élections municipales de 2021. Mais il est vrai que la connaissance des documents de propagande électorale contribue à l'égalité entre candidats.
La mise sous pli est le plus souvent effectuée en régie dans les préfectures. Elle s'est faite dans des conditions normales. En raison de la réduction du nombre d'agents publics dans les préfectures depuis quinze ans, même si pour la première fois l'an dernier les effectifs dans les préfectures et sous-préfectures n'ont pas diminué, le ministère a eu recours parfois à des sous-traitants pour réaliser cette mise sous pli.
Le sujet qui nous occupe concerne la distribution de la propagande électorale. Celle-ci est complexe pour trois raisons. Il faut d'abord évoquer les causes classiques de non-distribution. Les listes électorales ne sont pas toujours parfaitement tenues, notamment dans les zones urbaines. La non-distribution s'élève à 13 % en Seine-Saint-Denis, contre 3 % en Corrèze : la mobilité des électeurs ou la difficulté à accéder à certains immeubles contribue à expliquer cet écart.
La concomitance exceptionnelle de deux élections, départementales et régionales, constituait aussi un défi logistique. Depuis 1986, la France n'avait pas organisé deux élections en même temps sur tout le territoire national, même si l'on a organisé des régionales ou des municipales dans toute la France en même temps que des cantonales sur une moitié du territoire. Le défi logistique était réel et M. Capus, auteur d'une proposition de loi relative à la simplification et à la modernisation de la propagande électorale, l'avait d'ailleurs évoqué. D'ailleurs, dans le cadre des auditions, des titulaires du marché reconnaissaient la difficulté à remplir leurs engagements en période de pandémie.
Enfin, il faut aussi évoquer la libéralisation de la distribution de la propagande électorale. Jusque dans les années 2000, celle-ci relevait des agents de l'État, en lien direct avec La Poste. Sous le gouvernement de Lionel Jospin, deux directives européennes de 1997 et 2002 ont été adoptées, qui ouvraient le marché postal, y compris la propagande électorale, à la concurrence. En 2005, il a été prévu qu'il serait procédé par appel d'offres. Le premier appel d'offres a eu lieu en 2009. L'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), qui est chargée de donner son blanc-seing aux opérateurs souhaitant concurrencer La Poste, a donné son aval à la société Adrexo. Cette société a obtenu une partie du marché, pour un montant d'environ 200 millions d'euros ; Adrexo et La Poste se sont réparti les régions. Dans certaines régions, les envois, notamment pour les départementales, ont eu lieu très tôt, parfois avant même les législatives partielles qui avaient lieu trois semaines avant, ce qui a pu donner lieu à des confusions dans l'esprit des électeurs. Mais le législateur n'a pas prévu de bornes temporelles. Sans doute pourrions-nous modifier ce point.
Nous avons constaté des manquements dans l'exécution du marché par Adrexo, même si La Poste n'est pas exempte de reproches puisque 9 % de ses plis n'ont pas été distribués, pour différentes raisons - décès, déménagements, mauvaise tenue des listes , etc. -, mais ce taux est particulièrement élevé. Je pourrai vous fournir les chiffres détaillés par régions.
Pour Adrexo, en revanche, nous avons constaté des dysfonctionnements : documents de propagande électorale entreposés par terre, mis à la poubelle, parfois brûlés, etc. La société a évoqué une attaque informatique. Elle emploie un grand nombre de vacataires ; ce marché était peut-être trop important pour cette société. Il faudra en tirer les leçons pour la présidentielle, mais, pour l'instant, l'important est de réussir l'organisation du second tour.
Le marché est divisé en deux parts équivalentes en termes de population : les régions Auvergne-Rhône-Alpes, Bourgogne-Franche-Comté, Centre-Val de Loire, Grand Est, Hauts-de-France, Normandie, Pays de la Loire ont été attribuées à Adrexo ; la Bretagne, la Corse, l'Île-de-France y compris Paris, la Nouvelle-Aquitaine, l'Occitanie, l'outre-mer et Provence-Alpes-Côte d'Azur ont été attribuées à La Poste.
Dès les premiers dysfonctionnements, le secrétaire général du ministère a écrit aux prestataires et les a convoqués. Au lendemain du premier tour, j'ai convoqué les deux sociétés. Je leur ai demandé des améliorations, notamment dans la remontée d'informations dans les communes où les gens n'ont pas reçu la propagande. C'est mis en oeuvre depuis lundi soir en lien avec les préfectures. J'ai demandé aux sociétés d'écrire directement aux maires pour signaler les problèmes ou de trouver des moyens de distribution alternatifs lorsqu'elles ne peuvent accéder à certains immeubles.
La France est l'un des derniers pays à fonctionner ainsi ; depuis longtemps le ministère de l'intérieur, y compris sous certains de mes prédécesseurs, plaide pour une dématérialisation de la propagande électorale, au moins pour ceux qui ne souhaitent pas la recevoir en format papier. Le législateur a toujours refusé. Je constate aussi que 87 % des moins de 35 ans se sont abstenus, alors qu'il est légitime de penser que la propagande électorale est plutôt lue par les plus âgés. On peut donc penser que l'abstention est due à d'autres causes, notamment à un effet de génération. En tout cas, on peut penser que le taux de non-distribution est certainement plus élevé que le taux de 1 %, chiffre avancé par les sociétés. Il y a toujours eu des erreurs - lors du dernier scrutin, La Poste n'avait pas distribué l'intégralité de la propagande électorale à Annecy par exemple -, mais jamais à ce niveau. J'ai aussi demandé aux sociétés de nous communiquer par écrit leurs difficultés.
En effet, il y a toujours eu des erreurs dans la distribution, mais en l'occurrence, on doit plutôt parler de fautes graves.
Par ailleurs, à Marseille, 34 des 481 bureaux de vote n'ont pas pu ouvrir en début de journée, en raison de l'absence du président, voire d'un ou plusieurs assesseurs. Des électeurs ont dû rentrer chez eux sans avoir pu voter. Les élus qui président les bureaux de vote agissent en tant que représentants de l'État. Le préfet des Bouches-du-Rhône a-t-il pris des dispositions pour que cette situation ne se reproduise pas dimanche prochain ?
Je veux souligner le professionnalisme des maires et des agents de préfectures, qui ont assuré le déroulement d'un double scrutin dans des conditions exceptionnelles. Tous les bureaux de vote ont ouvert dans des conditions conformes aux recommandations du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État, y compris dans l'Aisne ou l'Essonne qui avaient été frappées la veille par des inondations. Ceux qui le souhaitaient ont pu être vaccinés. Des autotests étaient disponibles. Certes, 34 bureaux à Marseille n'ont pas ouvert à l'heure. Le préfet a été informé à 6 h 30 le matin que 34 sacoches n'avaient pas été retirées ; ce n'était pas le fait de la préfecture, mais des élus, agissant comme représentants de l'État. Douze bureaux ont pu être ouverts grâce à la réquisition d'agents de la préfecture. Les autres bureaux ont pu ouvrir par la désignation par la ville d'autres personnes. Les problèmes tenaient à des changements d'affectation. Certains élus sont très attachés à certains bureaux de vote.
Merci à M. Buffet d'avoir soutenu l'idée de la création d'une commission d'enquête lancée par M. Kanner. Je peux témoigner des difficultés en Bourgogne-Franche-Comté. Il est évident que la mauvaise distribution de la propagande électorale a eu des conséquences sur le vote. Je m'étonne du motif invoqué : le double scrutin... Mais s'il s'agit d'une épreuve insurmontable, il ne fallait pas l'organiser ! Quelle image donne l'État s'il n'a pas les moyens d'assurer ses missions ? On dit que 21 000 électeurs n'ont pas reçu la propagande. Ce chiffre me semble très sous-évalué... Je ne comprends pas non plus pourquoi vous mettez sur le même plan Adrexo et La Poste. Enfin, savez-vous pourquoi le dirigeant d'Adrexo cite M. Macron parmi les personnes qui ont marqué sa vie ? Est-ce parce qu'il a remporté un appel d'offres public ?
Les problèmes de distribution de la propagande électorale ne suffisent pas à expliquer l'abstention, mais c'est une ombre au tableau... Quels ont été les critères de choix des prestataires ? Quelles seront les sanctions ? Leurs sous-traitants sont-ils bien formés ? L'État ne devrait-il pas reprendre la main sur la distribution ?
La situation est sans précédent. Vous ne pouviez pas dire que ne vous ne saviez pas, car vous aviez été interrogé lors d'une séance de questions d'actualité sur les dysfonctionnements rencontrés à l'occasion des élections législatives partielles. L'État a failli. Il est vrai que ce n'est pas pour cette raison que 32 millions de Français ne se sont pas déplacés pour aller voter, mais cela n'a pas aidé : des personnes âgées m'ont ainsi dit qu'elles n'avaient pas pu préparer leur vote. Le fiasco concerne aussi bien les régionales que les départementales. Certains ont reçu les documents électoraux avant même l'ouverture de la campagne, alors que, normalement, la profession de foi est le dernier document que l'on reçoit, quelques jours avant le scrutin, et qui permet de déterminer son vote. L'État est le donneur d'ordre. La sincérité du scrutin vous paraît-elle en cause ? Estimez-vous avoir pris les bonnes mesures après les problèmes rencontrés lors de législatives partielles ? Estimez-vous que la responsabilité du ministère est engagée, et donc la vôtre ?
Nous n'avons pas seulement eu affaire à un problème de mauvais adressage, mais bien de non-distribution, voire de destruction de matériel électoral. Cela pose une question d'ordre démocratique. Certes, cela n'explique pas toute l'abstention, mais lorsqu'il n'y a que quelques voix d'écart et que la qualification au deuxième tour est en jeu, on peut légitimement se demander si les résultats auraient été les mêmes sans ces dysfonctionnements.
Certes, vous avez raison d'évoquer la libéralisation du marché. Adrexo, avec ses 17 000 emplois à temps partiel, n'est pas spécialisée dans la distribution de plis adressés, mais plutôt dans la distribution toutes boîtes. Nous vous avions fait remonter certaines difficultés en amont. On peut donc déplorer le manque de publicité pour le site internet où figurent l'ensemble des professions de foi et que des mesures n'aient pas été prises pour anticiper les difficultés. L'e-mail des préfectures, vendredi soir, nous demandant de contacter les électeurs pour leur demander de vérifier leurs boîtes aux lettres le samedi soir, parce que la distribution continuait, était pour le moins étrange : si nous avions les moyens de contacter les électeurs en amont, il serait inutile de distribuer du matériel électoral officiel !
Des millions de Français déterminent leur vote après avoir lu les professions de foi. Les défaillances graves et générales constatées ont nécessairement eu un impact sur le déroulement du scrutin. Vos explications ne m'ont pas convaincu. Lionel Jospin et les directives européennes ont bon dos : voilà vingt ans qu'elles s'appliquent ! De plus, en 2008, les scrutins cantonaux et municipaux étaient déjà concomitants et il n'y a eu aucun problème. Concernant les inscriptions sur les listes électorales, je vous rappelle que c'est vous qui avez mis en oeuvre le nouveau système d'inscription, qui était justement destiné à apporter plus de fiabilité ! Lorsque des appels d'offres ont lieu, il faut que les cahiers des charges soient suffisamment précis. Combien d'électeurs n'ont pas reçu les professions de foi ? Si c'était à refaire, que feriez-vous pour éviter ce fiasco ?
La distribution s'est mal passée dans l'Orne, mais la préfète a bien réagi en publiant les professions de foi sur le site internet de la préfecture. Le ministère a-t-il été informé de l'attaque informatique qui a visé Adrexo ?
Je rejoins la question de Mme Cukierman sur la perte de chances : certains électeurs ne sont pas allés voter, car ils n'avaient pas reçu la propagande électorale. Lorsque les résultats ont été serrés, la question de l'invalidation du scrutin risque de se poser.
Vous continuez à affirmer que le vote par correspondance n'est pas une solution. Les événements de dimanche devraient vous inciter à plus d'humilité. Il est facile de prendre comme exemple la Grande-Bretagne, un pays où le gouvernement local n'a pas la même importance qu'en France. En Allemagne, le vote par correspondance a accru le taux de participation. Les délais que vous avez imposés étaient trop serrés pour assurer un séquençage des élections. La question de l'acheminement a été abordée de nombreuses fois lors de la préparation des élections au sein du comité de suivi des élections. À chaque fois, le ministère a répondu que les problèmes étaient marginaux. D'où ma question : quand avez-vous été alerté des difficultés ? Qu'avez-vous fait ?
Je veux revenir sur la question de l'anticipation : vous auriez pu redresser la barre quand vous avez constaté des distributions anticipées de propagande électorale dans certains lieux. Notre commission avait formulé de nombreuses propositions, car nous étions convaincus que le contexte de crise sanitaire pouvait entraîner des difficultés. Nous en avons fait aussi au sein du comité de suivi : notamment sur l'approvisionnement en papier, sur le matériel de propagande, car, pour les élections départementales, les candidats ont dû fournir ce matériel très tôt. Nos propositions ont toujours été balayées d'un revers de main. Des dysfonctionnements ayant été constatés assez tôt, comment expliquer que des mesures n'aient pas été prises pour éviter des problèmes plus importants ? Que ferez-vous pour assurer une bonne distribution pour le second tour ? On entend que, pour le second tour, le matériel électoral pourrait être distribué le week-end. Rares sont nos concitoyens qui relèvent leur boîte aux lettres le dimanche matin !
La propagande électorale pour les départementales ayant été distribuée trop tôt, celle pour les régionales trop tard, voire pas du tout, les prestataires auront à réaliser un exploit pour assurer une bonne distribution avant la fin de la semaine pour le second tour ! Vous avez souligné les problèmes à Annecy, je n'y reviens pas. Je voudrais poser la question des difficultés d'accès aux copropriétés. Les facteurs disposaient de pass pour accéder aux boîtes aux lettres. Comment faire désormais ?
Vous avez dit que 9 % des plis acheminés par La Poste n'étaient pas arrivés. Quel est le pourcentage pour Adrexo ?
La commission de suivi mise en place par le ministère de l'intérieur et présidée par Jean-Denis Combrexelle a rempli très correctement sa mission. Chaque fois qu'une question ne relevant pas de la loi a été évoquée, le ministère a répondu avec diligence. La distribution du courrier est une activité qui est destinée à rester en situation de concurrence. Mais l'acheminement est peu rentable : outre La Poste, un seul candidat avait répondu à l'appel d'offres. Que faut-il ajouter dans le cahier des charges pour sanctionner les manquements constatés ? Ne faudrait-il pas étendre la période entre les deux tours à deux semaines ?
M. Durain a évoqué les moyens de l'État pour les élections : en 2010, le budget pour les élections s'élevait à 189 millions d'euros ; en 2021, ce budget d'élève à 328 millions ! Ce n'est donc pas un problème des moyens. Anticipation, disiez-vous ? Les investigations conduites par votre commission montreront que cette question a été peu abordée dans les discussions du comité de suivi des élections, présidé par Jean-Denis Combrexelle, où siégeaient des représentants des partis. La plupart des pays qui devaient avoir des élections en 2021 les ont décalées : Italie, Finlande, Autriche, Pologne, Serbie, etc. Je rappelle aussi que c'est le Parlement qui s'est prononcé en faveur d'un double scrutin - encore parlementaire à l'époque, j'avais voté contre. C'est aussi le Parlement, en accord avec les associations d'élus, qui a décidé de maintenir les élections qui avaient été deux fois reportées.
Monsieur Bas, vous dites une bêtise : 2008 n'a pas été une année de double scrutin ; il y a eu un scrutin municipal dans toute la France, avec un scrutin cantonal dans la moitié de la France. Cette fois, un double scrutin avait lieu dans toute la France. Chacun conviendra que lorsque la moitié du pays n'organise pas les élections cantonales, il est plus facile de les organiser ailleurs, car des prêts sont possibles entre départements - matériel de vote, isoloirs, mise à disposition d'agents des préfectures, etc. Donc, je le répète, depuis 1986, notre pays n'avait pas organisé de double scrutin. Le défi logistique était important et il a été relevé, grâce, notamment, aux maires de France. Toutefois, la question n'est pas celle de l'organisation du scrutin, mais de l'acheminement de la propagande électorale. N'étant pas juriste, et n'ayant jamais vu mon élection annulée, je ne saurais répondre à la question sur la sincérité du scrutin.
Les critères de choix du marché public sont les suivants : 40 % pour l'offre technique et 60 % pour le prix. Ces critères n'ont pas changé depuis que des appels d'offres existent. Le ministère est confronté à la position monopolistique de La Poste. La Poste a été privatisée en 2008. Je n'étais pas alors ministre : je le rappelle, car M. Kanner en appelle presque à ma démission au motif que la propagande n'a pas été distribuée - ce dont j'assume la responsabilité...
Ce scrutin s'est tenu dans des conditions tout à fait acceptables. Les agents des préfectures et des communes ont su l'organiser dans des conditions sanitaires complexes.
La Poste pratique des prix élevés. Elle n'a qu'un seul concurrent validé par l'Arcep, Adrexo, qui a peut-être trop recours à la sous-traitance. C'est sans doute le problème principal dans la situation. Le marché prévoit que l'on puisse revenir sur certaines clauses en cas de mauvaise exécution. Peut-être en arriverons-nous là, mais je ne veux pas prendre de décision avant le second tour et avant de voir les mesures de redressement que prendra la société.
Les taux de plis non distribués sont identiques pour La Poste et Adrexo : 9 %, mais les écarts entre départements sont plus importants pour Adrexo. Quand La Poste ne trouve pas les destinataires du courrier dans l'immeuble, elle reprend les plis, ce qui n'a pas été le cas d'Adrexo, qui les a laissés sur place, jetés ou brûlés... Le président de la société nous a présenté ses excuses. Dans les Bouches-du-Rhône ou dans les Alpes-Maritimes, la non-distribution s'élève à 13 %.
Adrexo nous a fait savoir le 24 avril dernier qu'elle avait subi une attaque informatique, sans nous en dire l'étendue.
Monsieur Kerrouche, je ne vois pas le lien avec le vote par correspondance, car celui-ci passe aussi par la voie postale...
La France a connu le vote par correspondance jusqu'en 1975. Le législateur a souhaité l'abroger pour garantir le secret et le caractère personnel du vote. Les taux de participation ne sont pas plus élevés dans les pays où le vote par correspondance est pratiqué, comme au Royaume-Uni ou aux États-Unis, à l'exception peut-être de l'Allemagne. La question est de faciliter le vote, tout en garantissant son caractère secret. Je constate aussi que, lorsque le vote par correspondance est pratiqué par certains partis, les résultats sont souvent contestés par ceux qui ont perdu ! Le juge de l'élection a annulé beaucoup de votes pour l'élection des représentants des Français de l'étranger, considérant que le principe de sincérité du scrutin n'était pas respecté. La modalité de vote n'est pas responsable de l'abstention, qui relève d'un problème politique plus profond. L'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), considérant que les attaques informatiques étaient trop nombreuses, nous interdit de renouveler les machines à voter dans les communes qui en ont installé.
Le ministère a suivi le déroulement du scrutin. Il a une part de responsabilité dans la mesure où il a passé le marché. Il a exercé ses responsabilités. Comme vous, monsieur Bas, nous n'avons pas été convaincus par les explications des sociétés. Si le législateur souhaitait que nous reprenions en régie la distribution du matériel électoral pour assurer le service public des élections, nous le ferions avec plaisir, et cela permettrait d'ailleurs de remuscler les effectifs des préfectures.
Il y a toujours eu des distributions de propagande électorale le samedi, même si l'on peut convenir que ce n'est pas optimal. C'est dû à l'organisation du second tour cinq jours ouvrés après le premier tour. Les délais sont serrés pour les imprimeurs, les routeurs, etc.
Pour la première fois, toutes les professions de foi ont été mises en ligne sur les sites internet des préfectures. De même, pour la première fois, nous avons autorisé les e-procurations, qui permettent de donner procuration sans avoir à se déplacer : 262 000 procurations ont été délivrées, même si les personnes doivent se présenter à un moment devant un officier de police judiciaire, car il faut bien attester l'identité de la personne. La carte d'identité électronique à puce permettra peut-être de fournir une solution pour lutter contre les usurpations d'identité. On pourra peut-être identifier quelqu'un grâce à un terminal numérique dans les lieux publics. Mais la question est de savoir quelles informations doivent contenir cette pièce d'identité. Est-ce simplement l'identité, sans autres informations ? Doit-on accepter une identité numérique, comme en Estonie ? Tant que l'on n'aura pas résolu la question de la vérification de l'identité d'une personne, le développement des procurations sera limité.
Enfin, les prestataires, notamment Adrexo, société la plus concernée, font le maximum pour remédier aux problèmes. Il est évident que le taux de distribution n'atteindra pas les 100 % dans trois jours. Il serait absurde de le promettre. J'espère toutefois que l'on observera une amélioration générale. Le ministère de l'intérieur s'emploie à mettre à disposition les professions de foi pour ceux qui ne les ont pas reçues, notamment dans les territoires les plus urbains, et à faire savoir davantage que les professions de foi sont en ligne sur les sites des préfectures. Le ministère s'efforce donc de reprendre la main sur ces marchés de plus de 200 millions d'euros ; nous sommes en droit d'attendre des sociétés qu'elles respectent leurs obligations. En tout cas, nous en tirerons toutes les conséquences si ces sociétés ne les respectent pas.
Je vous rappelle la question posée par Mme Cukierman, à laquelle vous n'avez pas répondu.
Tout occupé à contester qu'il y ait eu simultanément en 2008 des élections cantonales et municipales, vous avez oublié de répondre à mes questions : si c'était à refaire que feriez-vous ? Combien d'électeurs n'ont pas reçu les professions de foi ?
Je n'ai effectivement pas répondu à Mme Cukierman. Celle-ci a raison de soulever la question de la sous-traitance : vacataires, intérimaires, etc. Comme le savent les élus nombreux qui ont passé des contrats avec Adrexo, la société emploie des personnes en situation d'insertion : cela exige un encadrement élevé. Distribuer le courrier est un métier difficile, peut-être que la société a sous-estimé cette difficulté.
Monsieur Bas, comme je l'ai indiqué, le taux de plis non distribués s'est élevé à 9 %. On peut estimer que la moitié correspond à un taux résiduel normal, qui s'explique par les déménagements, les décès, l'absence de boîte aux lettres, notamment outre-mer, etc. Le reste de la non-distribution correspond aux difficultés des sociétés. Nous vérifierons aussi que les sociétés n'ont pas minoré les chiffres.
Que faudrait-il changer ? Pas grand-chose, dans la mesure où la difficulté tient à au principe de la mise en concurrence et à l'attribution du marché à une société qui n'était pas à la hauteur du marché. C'est pourquoi je suis favorable à sortir ce secteur du champ concurrentiel et à créer une régie. Je ne voulais pas critiquer Lionel Jospin. Simplement à l'époque, on aurait pu exclure du champ des directives la distribution de la propagande électorale. J'assume volontiers mes responsabilités, mais je ne dirige pas les sociétés concernées.
Il faut aussi accepter que ceux qui ne veulent pas recevoir la propagande électorale au format papier puissent la recevoir par voie électronique, ou bien n'en recevoir qu'un exemplaire par famille, cela allégerait les coûts et le bilan carbone. Il faudrait aussi que la loi fixe des dates pour distribuer les documents, comme il en existe pour le dépôt des candidatures. Pourquoi aussi ne pas mettre à disposition des électeurs les professions de foi dans les bureaux de vote pour que chacun puisse les consulter sur place s'il le souhaite ? Les affiches y sont bien affichées. Beaucoup de pays ont reporté les élections. Je ne sais pas si aurions pu faire mieux, vu les contraintes de la crise sanitaire et les obligations liées au droit de la concurrence.
En cas de défaillance, on peut s'interroger sur le cahier des charges, mais il faut aussi s'interroger sur les entreprises qui s'engagent : étaient-elles capables d'exécuter le marché ? Il appartient aux entreprises d'honorer les marchés qu'elles remportent, sinon la concurrence est faussée.
Les imprimeries auront-elles la capacité de produire les documents électoraux en des temps très courts ?
Seules deux sociétés sont qualifiées par l'Arcep pour répondre à l'appel d'offres, et comme la loi nous oblige à faire des lots, nous devons retenir les deux sociétés... Le choix est limité ! Certes, on peut prévoir des pénalités financières, faire une mauvaise publicité en cas de problèmes, mais cela ne résout pas la question de la distribution de la propagande électorale. Je suis prisonnier d'une concurrence qui n'en est pas une.
Madame Lherbier, comme à chaque scrutin les imprimeurs sont sous tension, mais il n'y a pas eu de problème cette fois et tous les candidats ont pu faire imprimer leurs documents. Trois problèmes se posent. D'abord la qualité du papier, définie par un règlement : il doit être d'un certain grammage, répondre à certaines obligations écologiques, etc. À chaque scrutin, la situation est donc tendue, d'autant plus que le nombre d'imprimeries a chuté en France et que les délais imposés par le code électoral sont serrés, notamment entre les deux tours.
Une autre difficulté est celle du routage : les sociétés ont 48 heures pour distribuer l'équivalent d'une journée de courrier !
Enfin, la crise de la covid a créé une pénurie de matières premières. Toutefois, il n'y a pas eu de pénurie de papier, même s'il y a eu une tension sur les prix. Les modalités de remboursement de l'État ne correspondent pas forcément aux prix pratiqués par les imprimeurs. Enfin, certains s'étonnent d'avoir dû livrer les résultats des élections départementales à la sous-préfecture et ceux des régionales à la préfecture. Le Gouvernement aurait souhaité simplifier et tout donner à la préfecture. Mais cela relève du législateur. À la demande de l'Assemblée des départements de France (ADF) et du Sénat, on a accepté de donner aux chefs-lieux de canton, les résultats du canton, et à la préfecture de département, les résultats de la section départementale de la liste régionale : cela fonctionne très bien quand un seul scrutin a lieu, mais, pour ce double scrutin, les gens n'ont pas compris, dans les départements ruraux notamment, pourquoi on devait faire deux déplacements.
Enfin, en ce qui concerne la perte de chance, il n'y a pas, selon les analyses du ministère comme celles de Jean-Denis Combrexelle, de risque de mise en cause de la sincérité du scrutin.
Le Conseil d'État a déjà considéré que l'absence de distribution de propagande électorale ne remettait pas en cause la sincérité du scrutin. Je pense notamment à une décision relative à la ville d'Annecy où aucune propagande électorale n'avait été distribuée.
Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
L'audition du ministre de l'intérieur nous conforte dans l'idée qu'il est nécessaire de créer une mission d'information pour faire toute la lumière sur les dysfonctionnements constatés dans l'organisation du premier tour des élections départementales et régionales intervenu le 20 juin dernier.
À l'issue de cette réunion de commission, je saisirai le Président du Sénat afin que cette mission d'information puisse être dotée des prérogatives d'une commission d'enquête si vous êtes d'accord sur cette démarche. Cela sera ensuite acté en séance publique demain à 10 h 30.
Compte tenu de l'urgence de la situation, nous présenterons le rapport d'information avant la fin de la session extraordinaire.
Je propose que chaque groupe désigne un membre qui fera partie de cette mission d'information, dont je serai le rapporteur. Nous travaillerons en toute transparence et entendrons rapidement les sociétés concernées, La Poste et Adrexo, ainsi que les responsables de l'organisation des élections au sein du ministère de l'intérieur.
Un consensus se dégage au sein de notre commission sur la nécessité de comprendre l'origine des dysfonctionnements constatés ces dernières semaines. En créant une mission d'information au sein de la commission des lois, entendez-vous empêcher les commissaires qui n'en seraient pas membres d'assister aux travaux ?
Tous les membres de la commission des lois seront évidemment invités à assister aux auditions menées par la mission d'information. C'est d'ailleurs ce que nous avions déjà fait pour la mission d'information sur le vote à distance en décembre dernier.
Pourquoi créer une mission d'information ? La commission des lois ne pourrait-elle pas demander à la Conférence des Présidents d'être elle-même dotée des prérogatives d'une commission d'enquête ? Une telle initiative donnerait plus de force à l'action de la commission des lois puisque cela permettrait de désigner deux rapporteurs et de faire en sorte que l'ensemble des membres de la commission des lois puisse faire partie de la commission d'enquête.
C'est au bénéfice d'une mission déterminée d'une commission que des prérogatives de commission d'enquête peuvent être octroyées. Dans le cas de la mission dotée de pouvoirs d'enquête sur les conditions dans lesquelles des personnes n'appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l'exercice de leurs missions de maintien de l'ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements, seuls le Président et les deux rapporteurs ont pu exercer les prérogatives de la commission d'enquête.
Cela n'a pas empêché le Président de la commission de convier l'ensemble des commissaires aux différents travaux menés.
Nous reprendrons donc la même organisation mais proposons, cette fois, que chaque groupe désigne un membre pour composer la mission d'information.
Cela se justifie par les contraintes de temps qui nous imposent de publier rapidement le rapport d'information.
Le rapporteur remplit des fonctions particulières. Dès lors, comment entendez-vous associer les autres membres aux travaux de la mission d'information ?
Nous travaillerons en toute transparence et les membres de la mission auront accès à toutes les informations que nous pourrons recueillir. Nous mettrons face à leurs responsabilités les sociétés concernées mais aussi le Gouvernement qui est responsable du marché, de l'organisation et de la surveillance du processus électoral. Il est incontestable que l'organisation de notre système électoral est insatisfaisante.
La commission des lois du Sénat s'est rapidement saisie de la question, ce qui n'est pas le cas de l'Assemblée nationale. Nous avons donc la responsabilité de produire un travail de qualité.
Sont désignés membres de la mission d'information sur les dysfonctionnements constatés lors du premier tour des élections départementales et régionales de juin 2021 MM. François-Noël Buffet, rapporteur, Guy Benarroche, Mmes Cécile Cukierman, Nathalie Goulet, MM. Éric Kerrouche, Stéphane Le Rudulier, Alain Richard, Jean-Yves Roux et Dany Wattebled.
La commission demande au Sénat de lui octroyer les prérogatives d'une commission d'enquête, en application de l'article 5 ter de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et de l'article 22 ter du Règlement du Sénat.
J'ai le plaisir d'accueillir pour cette table ronde consacrée à la réponse pénale et à l'exécution des peines Laurent Ridel, directeur de l'administration pénitentiaire et son adjoint, Thierry Donard, ainsi que Jean-Olivier Viout, magistrat honoraire, ancien procureur général près la cour d'appel de Lyon, qui sont présents au Sénat. Nous accueillons également en visioconférence Ivan Guitz, président de l'Association nationale des juges de l'application des peines (Anjap), Virginie Peltier, professeur de droit privé et sciences criminelles à la faculté de droit et science politique de l'Université de Bordeaux ; et Damien Savarzeix, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Chalon-sur-Saône, représentant la Conférence nationale des procureurs de la République.
Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Je précise que les contraintes sanitaires ne nous permettaient pas de vous accueillir tous physiquement au Sénat, ce qui explique que nous ayons proposé à certains d'entre vous de s'exprimer en visioconférence.
Notre commission a souhaité organiser cette table ronde à la suite notamment de la manifestation de policiers organisée au mois de mai dernier devant l'Assemblée nationale. Un malaise s'est exprimé, parfois en termes vifs. Des critiques ont été adressées, voire ont été ressentis les prémices d'un rejet de la responsabilité sur la justice. Nous ne pouvons laisser s'instaurer une quelconque défiance entre le monde de la justice et celui de la police.
Il y a quinze jours, nous avons entendu les principales organisations professionnelles de policiers, à l'occasion d'une table ronde que je qualifierais de sereine. Elles se sont exprimées avec franchise, mais en ne remettant en aucun cas en cause la confiance existante dans le travail quotidien entre la police judiciaire et la justice. Leurs propos se sont concentrés en particulier sur la question du fonctionnement matériel, mais aussi sur le sentiment que la réponse pénale ne serait pas toujours, selon eux, à la hauteur de la gravité des infractions commises. Pour ce qui nous concerne, nous avons pour préoccupation l'efficacité de la chaîne pénale, dès l'enquête préliminaire menée par la police, et de la réponse judiciaire en tant que telle, jusqu'à l'exécution de la peine. L'inquiétude de nos concitoyens porte principalement sur le sentiment que les peines ne sont pas exécutées suffisamment rapidement, menaçant ainsi la crédibilité de la chaîne pénale dans son ensemble.
Je vous propose de procéder à un premier tour de table, d'abord consacré au diagnostic : comprenez-vous les critiques exprimées, ou vous paraissent-elles excessives au regard de la réalité que vous connaissez ? Puis je proposerai à mes collègues de vous poser des questions s'ils le souhaitent.
Un deuxième tour de table pourrait être plus prospectif et tourné vers les pistes de solution. Une réponse pénale plus rapide et des peines réellement exécutées permettraient-elles de rétablir la confiance, sans tomber dans un « tout répressif », qui montrerait rapidement ses limites ?
Je précise que nous débattons dans un contexte marqué par une double actualité : d'abord, l'examen du projet de loi pour la confiance dans l'institution judiciaire, qui contient des dispositions sur lesquelles vous voudrez peut-être réagir. Je pense, par exemple, à la présence de l'avocat au moment des perquisitions. Ensuite, l'annonce d'États généraux de la justice, qui ne pourront ignorer ces problématiques.
À l'issue de cette table ronde avec la police, vous avez rappelé combien ces derniers avaient insisté sur la qualité de leurs relations avec les magistrats. Il s'agit d'une réalité quotidienne, et c'est la raison pour laquelle le malaise exprimé par les syndicats ne nous a pas inquiétés. Le soutien des parquets aux forces de l'ordre se manifeste au quotidien par des sanctions extrêmement fermes et des réponses pénales rapides en cas d'atteinte mettant en cause leur intégrité physique. Cette attention toute particulière a d'ailleurs été rappelée récemment par une circulaire du garde des sceaux. En réalité, il ressort de cette expression publique que le malaise des policiers est lié à un certain questionnement sur l'efficacité de l'action judiciaire. Le problème de la police repose notamment sur l'adéquation de leurs moyens avec les dossiers qu'ils doivent traiter. Aujourd'hui, on trouve dans les commissariats des centaines de procédures non traitées. Dans ce cadre, notre travail est justement d'essayer de les inviter à prioriser leur action, de manière à leur redonner des marges de manoeuvre.
S'agissant du stock de peines inexécutées, il nous faut vous confronter à notre réalité de travail : en dépit de tous nos efforts, nous ne parvenons pas à apporter une réponse pénale suffisamment rapide. Pour qu'une peine ait les meilleures chances d'être exécutée, il faut que l'auteur rencontre son dû. Notre système judiciaire est organisé de telle manière que lorsque la personne comparaît à l'audience du tribunal, elle en repart munie d'une convocation en vue de l'exécution de sa peine. L'exécution de la peine s'effectue alors dans le prolongement direct du prononcé de la sanction. Ainsi, parvenir à faire comparaître l'auteur devant le juge est un moyen de parvenir à un bon taux d'exécution des peines. La difficulté est que cette présence implique que le temps qui s'écoule entre la date de commission de l'infraction et la date de la comparution devant le juge soit raisonnable. L'expérience démontre que jusqu'à dix-huit mois de délai, 75 % des auteurs sont présents à l'audience. En revanche, au-delà, la carence devient de plus en plus importante. Pour un délai de trois ans, moins de la moitié du public pénal se présente devant le juge, ce qui entraîne des difficultés d'exécution massives. Comment faire pour assurer que ces délais restent raisonnables ?
Tout d'abord, il faut agir sur le temps de l'enquête. Il existe un véritable manque d'adéquation des moyens au traitement des affaires. Par exemple, le plus gros commissariat de mon ressort reçoit environ 500 plaintes par mois, pour une capacité de traitement de 350. Mécaniquement, un stock de procédures non traitées se constitue. Or, si l'enquête dure trop longtemps, il y a des chances qu'on ne parvienne plus à localiser la personne mise en cause. Nous essayons donc d'aider les services d'enquête à définir les priorités. Par ailleurs, la direction des affaires criminelles et des grâces et la direction générale de la gendarmerie nationale travaillent à redimensionner le portefeuille des enquêteurs.
Vient ensuite le temps de la prise de décision par le parquet. Alors que le nombre de magistrats en France est bien inférieur à la moyenne européenne, nous avons réussi à instituer des procédures garantissant une prise de décision rapide à partir d'un minimum d'informations. De 50 à 80 décisions sont produites par magistrat et par jour, en intégrant trois paramètres : le compte rendu des services d'enquêtes, présenté en quelques minutes ou en quelques lignes de courriel ; les antécédents judiciaires ; et enfin une politique pénale. Tout cela nous permet de gérer des flux massifs et de rendre des décisions instantanées. Mais un problème se pose du point de vue qualitatif, lorsque nous voulons tenir compte d'éléments tels que le profil de l'auteur ou de la victime, avoir une analyse prospective sur le risque, ou encore intégrer l'attente des territoires au regard de la nocivité sociale de l'individu. Dans ce contexte, il est très difficile de faire du « sur-mesure », alors qu'il existe une demande sociale forte en faveur d'une réponse qualitative et affinée. En l'état, il est très difficile de répondre à cette demande, notamment en raison de la faiblesse de nos moyens. En revanche, du point de vue de l'exécution de la peine, le fonctionnement est assez vertueux, avec une réduction massive du temps de prise de décision.
Enfin, le temps de la convocation devant le juge est directement lié à la capacité de jugement pénal de la juridiction. Pour essayer de la préserver au maximum, les procureurs de la République développent des orientations qui évitent le recours au juge. Celles-ci sont de deux sortes. D'abord, la « troisième voie » que représentent les alternatives aux poursuites, parmi lesquelles les rappels à la loi. Elles représentent aujourd'hui 50 % de la réponse pénale et montrent une certaine efficacité. Ainsi, dans ce cadre, 65 % des primo-délinquants ne récidivent pas après leur passage devant la justice. En termes de préservation des capacités de jugement pénal, ces dispositifs sont indispensables. Ensuite, les poursuites simplifiées contribuent à limiter le recours à l'audience, par le biais de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) et de l'ordonnance pénale. Au total, les parquets orientent environ trois quarts de leurs procédures ailleurs qu'à l'audience correctionnelle, permettant ainsi de réduire drastiquement les délais de convocation en justice. En fin de compte, l'économie globale de temps entre la date de commission des faits et la rencontre du juge est satisfaisante, ce qui permet une exécution de la peine dans le prolongement direct de la réponse judiciaire. Mais en dépit de ces efforts, la capacité de jugement pénal reste insuffisante dans bon nombre de juridictions, et l'on constate un accroissement des délais de convocation pouvant parfois aller jusqu'à deux ans. Or, nous l'avons évoqué, cela impacte la présence des personnes convoquées aux audiences. Cette situation explique également l'accumulation de peines fermes non exécutées, car les intéressés qui ne se présentent pas sont plus susceptibles de se voir condamnés à une peine ferme en cas d'antécédents.
En conséquence, deux solutions s'offrent à nous pour augmenter la capacité de jugement pénal des juridictions : il s'agit soit de concentrer la totalité des moyens de jugement sur la fonction pénale, au détriment du contentieux civil, ce qui n'est pas réaliste, soit de recruter plus de juges et de procureurs. Il faut faire le deuil de l'idée que les magistrats français, aussi impliqués soient-ils, seraient plus performants que leurs homologues européens. Si nos voisins placent deux juges là où nous n'en mettons qu'un, il y a bien une raison.
C'est un lieu commun aujourd'hui que d'affirmer que l'appréciation de nos concitoyens sur l'efficacité de notre justice pénale est négative, et dire le contraire reviendrait à se boucher les oreilles. Le problème est de savoir si ce sentiment d'inefficacité, voire de laxisme de la justice pénale, repose sur la réalité. En effet, les chiffres bruts semblent infirmer ce sentiment. S'exprimant récemment au Beauvau de la sécurité, le procureur de la République de Clermont-Ferrand rappelait que, en 2019, 132 000 peines de prison ferme avaient été prononcées par nos juridictions pénales, contre 88 000 seulement en 2010 et 76 000 en 2000. Les juridictions ne prononcent donc pas moins de peines d'incarcération. Et pourtant, la conviction d'une insuffisante répression des atteintes aux personnes et aux biens est aujourd'hui ancrée dans l'esprit du plus grand nombre. Les décisions de justice pénale paraissent souvent être à géométrie variable selon le ressort judiciaire où l'on se trouve, et la mollesse de certaines décisions ne s'explique pas seulement par la nécessité d'individualiser la peine. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il existe un double degré de juridiction permettant au parquet de faire appel des décisions. Mais cette faculté d'appel est, là encore, utilisée de manière diversifiée, trop souvent freinée par l'engorgement de nombreuses chambres des appels correctionnels.
Concernant les violences sur les forces de l'ordre, il faut certes entendre la voix des organisations syndicales des personnels en tenue, mais il faut aussi entendre celles, beaucoup plus modérées, des agents et officiers de police judiciaire (OPJ) qui sont tous les jours au contact de l'autorité judiciaire. Dialoguez avec eux, et vous constaterez rapidement que les affirmations brutales sur la disparition de la confiance entre la police et la justice ne reposent pas sur une réalité quotidienne. Les enquêteurs comprennent bien souvent la logique des décisions qui peuvent paraître insuffisamment sévères. De plus, lorsque l'une d'entre elles est notoirement insuffisante, il existe un dialogue entre les agents et officiers de police et les parquets sur les voies de recours. Oui, pendant un certain nombre d'années, nous avons insuffisamment pris en compte les atteintes et outrages aux représentants de l'ordre, mais les choses ont considérablement évolué aujourd'hui.
De manière générale, la critique principale est l'absence de lisibilité de la justice pénale. Le problème se situe à trois niveaux distincts : d'abord, au niveau du recueil et du traitement des plaintes ; ensuite, au niveau du recours massif par les parquets aux alternatives aux poursuites ; enfin, au niveau de l'écart entre la peine prononcée et la peine réellement exécutée, que le citoyen ne comprend pas.
Les plaintes et signalements sont traités de façon différente selon le service de police ou de gendarmerie auquel vous vous adressez. C'est le problème du plaignant qui, se présentant pour déposer une plainte dans un commissariat ou une brigade de gendarmerie, se voit répondre qu'une main courante suffira. De fait, le choix d'enregistrer une plainte en bonne et due forme ou de se contenter d'une simple main courante échappe au parquet. Je ne force pas le trait : le rapport d'information du 7 juillet 2020 sur les violences faites aux femmes et aux enfants au sein de la famille, publié par la délégation sénatoriale au droit des femmes, pointait que le protocole de novembre 2014, signé entre les ministères de l'intérieur, de la justice et des droits des femmes, qui préconisait contre ce type d'infraction l'abandon de toute main courante et la systématisation d'un procès-verbal de plainte, n'était que très imparfaitement appliqué. Qui plus est, si le parquet est bien destinataire des plaintes, il n'est pas destinataire des mains courantes. Ainsi, la disparité des choix entre enregistrement des plaintes ou simple mention en main courante est la première explication de l'absence de lisibilité de la réponse pénale. L'égalité des citoyens devant la loi passe par l'égalité de traitement des victimes effectuant la démarche de dénonciation d'une infraction pénale dont elles ont eu à pâtir.
La deuxième cause d'incompréhension concerne le recours massif aux alternatives aux poursuites, qui représentent près de 47 % de la réponse pénale sur notre territoire, et sont parfois vidées de toute substance. Certes, le classement sous condition, le travail non rémunéré, l'éloignement de l'auteur de l'infraction et la médiation pénale ont un réel sens. Mais peut-on en dire autant du rappel à la loi ? J'irai même plus loin : qu'est devenu ce rappel à la loi ? J'ai moi-même vécu cette évolution.
Le rappel à la loi est une création prétorienne des magistrats du ministère public, en l'espèce, du procureur général Marc Moinard, qui créa en 1990 les maisons de la justice et du droit (MJD). Dès lors qu'il était délinquant primaire, l'auteur d'une infraction de faible importance y était convoqué. Il y était reçu par un délégué du procureur, qui lui notifiait solennellement le rappel à la loi, après avoir vérifié que le trouble causé par l'infraction avait cessé, notamment par la totale réparation du préjudice causé. Le succès de ces MJD et le caractère pédagogique du rappel à la loi a conduit à sa consécration législative dans le code de procédure pénale, en 1999. Mais très rapidement débordés, on a transféré les rappels à la loi à l'OPJ sans convocation en MJD, dont l'extension a par ailleurs été freinée. Si bien que l'enquêteur se contente aujourd'hui de téléphoner au parquet, et d'indiquer le rappel à la loi par une simple mention au bas de son procès-verbal. N'ayons pas peur des mots : le rappel à la loi par OPJ est devenu une variable d'ajustement de l'évacuation des flux pénaux. Il faut être conscient de cette problématique : nous avons en France plus de 1,3 million d'affaires « poursuivables », c'est-à-dire pour lesquels l'infraction est bien constituée et l'auteur connu, et les parquets sont confrontés à un problème de capacité d'absorption des procédures par leurs juridictions de jugement. Ces rappels à la loi par OPJ, on en a fait des classements sans suite qui ne disaient pas leur nom, et qui nourrissaient des éléments de langage abusivement flatteurs quant au taux de la réponse pénale.
La dernière cause de cette absence de lisibilité est le temps de latence, d'une part, entre le moment de l'infraction et celui du jugement, d'autre part, entre le moment où intervient le jugement et celui où est mise à exécution la sanction prononcée. Il existe donc aujourd'hui la conviction que les peines seraient de plus en plus souvent aménagées, avec une tolérance et une souplesse non justifiées. Un grand quotidien national écrivait récemment : « Sans doute parce que ce pan de l'administration pénitentiaire n'a retenu de son sacerdoce que le mot réinsertion, mais a un peu trop omis celui de probation. » Je trouve cette critique injuste lorsque l'on connaît les moyens dont dispose l'administration pénitentiaire chargée du milieu ouvert. En effet, les services de probation et d'insertion ne cessent de recevoir des missions nouvelles, avec des dispositions très généreuses d'aménagement de peines et de nouvelles méthodes de probation, mais qui se trouvent aujourd'hui au seuil de la rupture. Il y a un véritable problème au niveau de l'exécution de ces aménagements de peine et de la réponse donnée aux incidents les affectant.
Le sujet abordé aujourd'hui est suffisamment important pour privilégier une approche pragmatique, et pour sortir d'un prisme orienté sur des faits divers, certes dramatiques, mais qui empêchent d'avoir une vision constructive et mesurée.
Je souhaite tout d'abord souligner la difficulté qu'il y a à travailler sur des sujets aussi « humains » que ceux de la justice. Aussi, la prise de risque fait partie intégrante du travail des magistrats et de l'administration pénitentiaire. Si nous avons une obligation de moyens renforcée, il serait parfaitement illusoire et contre-productif d'assigner à la justice et à l'administration pénitentiaire une quelconque obligation de résultat. Cette obligation collective de moyens engage le pouvoir politique et l'ensemble des responsables concernés. Toutefois, on ne peut pas mettre en cause la justice après chaque drame, et s'étonner qu'elle n'ait pas réussi là où toutes les autres instances de socialisation ont échoué : la famille, l'école, les dispositifs sociaux... En réalité, nous ne sommes pas aussi mauvais que cela. Même si leur précision est critiquable, les études brutes montrent que moins d'un délinquant sortant de prison sur deux n'y retourne pas dans les cinq ans qui suivent. Dans ce contexte, je souhaiterais rendre hommage aux acteurs de la justice, aux magistrats, aux greffiers, mais aussi au personnel pénitentiaire. Je pense notamment aux services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) et aux personnels de surveillance, qui ont été beaucoup mis en cause dans les récents faits divers. Pourtant, les rapports d'inspection montrent que leur travail a été correctement réalisé.
Un autre indicateur prouve que le système ne dysfonctionne pas tant que cela : il s'agit du nombre de personnes que nous confient les magistrats. Là encore, nous sommes parfaitement dans la moyenne européenne avec 67 000 détenus, auxquels s'ajoutent les 165 000 personnes suivies en milieu ouvert au travers des SPIP. Au bout du compte, près de 230 000 personnes sont aujourd'hui suivies par l'administration pénitentiaire sur mandat judiciaire. Ce n'est pas rien ! Il en est de même pour le taux d'incarcération en France, de l'ordre de 105 détenus pour 100 000 habitants, soit exactement la moyenne européenne. Il n'y a donc pas d'exception française, et les magistrats français recourent autant à la peine de prison que leurs homologues européens.
En revanche, si exception française il y a, c'est bien du côté de l'encombrement des établissements pénitentiaires. Nous sommes le cinquième pays du Conseil de l'Europe à avoir le taux d'encombrement le plus élevé, après la Belgique, mais aussi derrière des pays non comparables en termes de standards européens. On ne peut que regretter le retard pris en la matière. Le plan de construction de 15 000 places de prison actuellement mis en oeuvre apparaît donc totalement nécessaire. En outre, la durée moyenne des séjours en détention augmente considérablement en France. En effet, nous sommes passés de sept mois il y a quinze ans à près d'un an aujourd'hui. Ainsi, parler d'une érosion des peines de prison est inexact.
Mais mettre à exécution des sanctions judiciaires n'est pas suffisant : encore faut-il que le dispositif soit lisible. Avant 2019, le système était peu compréhensible par nos concitoyens. En effet, un tribunal correctionnel pouvait prononcer une peine allant jusqu'à deux ans de prison ferme, mais le condamné pouvait se retrouver libre à l'issue de la procédure. Cependant, la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a introduit un changement de paradigme, et a redonné une crédibilité au dispositif. Elle a d'abord interdit de prononcer des peines d'emprisonnement d'une durée inférieure à un mois. De plus, le tribunal correctionnel ne doit aménager les peines d'emprisonnement que jusqu'à un an. Au-delà, il y a systématiquement écrou et mise à exécution en détention. Le projet de loi pour la confiance dans l'institution judiciaire va, à mes yeux, dans le sens d'une meilleure compréhension de la justice par nos concitoyens en ce qui concerne les réductions de peines, avec la suppression des réductions de peine automatiques. Ces dernières ne pouvaient pas être comprises par le public. Elles sont remplacées par une réduction de peine sur la base de la bonne conduite et des efforts de réinsertion, et non pas d'absence de mauvaise conduite.
En plus d'être lisible, le dispositif se doit également d'être efficace. Le temps de prise en charge pénitentiaire doit être un temps utile, avec pour objectif de prévenir la récidive. Cela se traduit par deux choses, à savoir un travail criminologique de prise de conscience du crime et d'intégration des règles sociales, mais aussi un travail de réinsertion sociale, face à un public qui cumule plusieurs handicaps en la matière. Nous manquons pour cela de places de prison. Mais combien de détenus ont appris à lire en prison ? Combien ont retrouvé le chemin de la santé physique et mentale ? Combien de détenus radicalisés ont entamé un chemin les amenant à réfléchir à leur embrigadement ? Oui, la prison peut et doit être un lieu utile, à condition de pouvoir surmonter l'énorme problème de la surpopulation.
Concernant le milieu ouvert, il faut que l'exécution de la réponse pénale sous le contrôle des SPIP soit crédible, et cela demande des moyens. Depuis vingt ans, nous avons progressé en matière de capacité d'intervention, et nous avons rattrapé notre retard en matière de criminologie opérationnelle. De même, l'effectif des SPIP a augmenté de 20 % en trois ans, et augmentera encore de 20 % d'ici 2023. L'objectif est d'avoir un conseiller pénitentiaire d'insertion et de probation (CPIP) pour soixante personnes suivies. Parallèlement, nous développons l'aspect qualitatif et pluridisciplinaire, avec la présence de psychologues, d'éducateurs, ou encore d'assistants de services sociaux. Il faut développer ce travail en équipe. Les différents faits divers l'ont prouvé : un véritable suivi est organisé par les CPIP. Il traduit la volonté que la peine soit utile en termes de prévention de la récidive. Il faut également développer les études sur le sujet et renforcer les liens du ministère de la justice avec les universités et le milieu de la recherche.
Par ailleurs, il faut renforcer les relations entre les magistrats de terrain et les services pénitentiaires. Je demande à mes services de proposer au magistrat du siège et au parquet une offre pénitentiaire dans chaque département. Un certain nombre de places de prison et de dispositifs en milieu ouvert sont disponibles, comme des dispositifs de bracelets électroniques, de places de semi-liberté et de stage de citoyenneté. Il faut donner au magistrat la possibilité de prendre une décision personnalisée, en rappelant toutefois que le « risque zéro » n'existe pas.
Enfin, je souhaiterais qu'il y ait un changement de paradigme au sein de notre société : qu'elle assume sa justice, et qu'il y ait un véritable esprit de concorde entre la police, la gendarmerie et les services pénitentiaires. Je suis toujours déçu et agacé lorsque l'on met en cause un magistrat ou un fonctionnaire pénitentiaire qui a fait son travail pour éviter la récidive. L'intérêt des sorties aménagées, préparées pour réduire le risque de récidive, n'est plus à prouver.
Je suis satisfait de savoir que le Sénat a également été heurté par les propos tenus à l'endroit des magistrats par certains représentants des syndicats de police, d'autant que, dans la réalité quotidienne, nous travaillons de concert avec les policiers. En tant que juges de l'application des peines (JAP), nous travaillons avec les services d'escorte et délivrons des mandats d'arrêt, et nous leur demandons également des enquêtes sur des promesses d'embauche pour des détenus, ou encore sur des projets de libération conditionnelle.
L'application des peines est un peu la « face cachée » de la justice pénale. Nous avons du mal à expliquer ce que nous faisons aux citoyens, et je me réjouis donc de l'occasion qui nous est donnée de nous défendre devant les élus. Nous sommes les premiers à regretter la longueur de certains délais, à la fois entre la commission des faits et le jour du jugement, mais aussi entre le prononcé de la peine et son exécution par le service d'exécution des peines du procureur de la République et sa transmission au JAP compétent. Dans notre fonctionnement quotidien, nous avons deux circuits : d'une part, le « circuit court » où l'intéressé ressort avec une convocation, et, d'autre part, le « circuit long », si l'intéressé n'est pas domicilié dans la même juridiction par exemple. Tout cela est source de temps perdu inutilement. Notre difficulté se trouve surtout dans le côté erratique des procédures qui arrivent jusqu'au stade de l'application des peines. En effet, nous sommes face à un véritable problème de numérisation et de communication des décisions. Nos logiciels ne communiquent pas entre eux, ce qui nous contraint à ressaisir plusieurs fois les données. La numérisation des procédures pénales n'avance pas par manque de personnel.
Je rejoins aussi ce qu'a dit mon collègue parquetier sur la nécessité de renforcer le nombre de greffiers, de juges et de procureurs dans notre pays. En termes d'informatique et de numérisation, nous sommes à des années-lumière de ce qu'il faudrait... Nous passons notre temps à essayer d'arriver à des situations pénales purgées. Lorsqu'une personne n'a qu'une seule condamnation, on y arrive. Mais en cas de condamnations à signifier, ou de condamnations qui traînent aux quatre coins de l'Hexagone, il n'est pas rare que, une fois que l'intéressé sort d'une peine d'incarcération, avec ou sans aménagement de peine, on nous ressorte un nouveau dossier, par exemple une peine de trois mois pour conduite sans permis et refus d'obtempérer, datant de cinq ou six ans, pour quelqu'un qui aura, depuis, passé son permis de conduire... La condamnation n'a alors plus de sens. Nous sommes les premiers à souhaiter une plus grande réactivité dans les décisions, une fois que la condamnation est prononcée par le tribunal correctionnel. Souvent, on considère qu'une fois l'affaire déstockée - c'est le terme que l'on entend de plus en plus - il n'y a plus rien à faire. En réalité, c'est là que la face cachée de la justice pénale commence : il va falloir se préoccuper de l'aménagement de peine, communiquer la procédure dans les délais utiles au juge d'application des peines compétent, saisir le service pénitentiaire d'insertion et de probation d'une copie de quelques pièces utiles pour pouvoir commencer la prise en charge... À cet égard, on fait d'énormes efforts en matière de violences intrafamiliales. En tous cas, il faut fluidifier tous les délais dans la phase post-sententielle. Cela réclame un effort financier sur les moyens informatiques qui nous sont donnés. La numérisation est encore catastrophique : nos tribunaux croulent sous les archives et les piles de dossiers qui s'accumulent jusque dans les couloirs.
J'en viens à la notion de peine réellement exécutée, qui aidera peut-être à comprendre les causes du malaise actuel : l'écart entre la peine prononcée et la peine réellement exécutée est-il en cause ? J'aimerais faire connaître un peu mieux ce qui se passe dans la phase post-sententielle, devant le juge de l'application des peines, lors de débats contradictoires, lors d'auditions par ce dernier, pour qu'on sache ce qu'est une peine réellement exécutée. Une peine de trois mois d'emprisonnement avec mandat de dépôt est suivie d'une incarcération pendant laquelle il ne se passera rien, c'est-à-dire que l'intéressé ne sera pas pris en charge, parce que sa peine est trop courte pour s'inscrire dans des dispositifs pénitentiaires. Réduction de peine ou non, il ressortira dans le même état - voire pire, parce qu'il se sera fait de nouveaux amis - que le jour où il était entré. C'est une peine exécutée, très bien : si tout le monde en est satisfait, et que l'on pense que cela va réduire les risques de récidive, je m'incline. Mais on sait très bien que la notion de choc carcéral, à laquelle certains croient encore, ne fonctionne qu'avec les honnêtes gens. En termes de prévention, il est plus intéressant de savoir ce qu'on peut faire de cette peine de trois mois, qui pourrait être aménagée et convertie en un travail d'intérêt général, par exemple... Quel est le stade de réflexion de l'intéressé par rapport aux faits qu'il a commis ? Par rapport à son passé pénal ? Peut-on encore compter sur un changement positif, avec une prise en charge de probation réelle ? Ou ne reste-t-il que la solution de l'incarcération ?
La notion de peine réellement exécutée recouvre, pour une grosse partie des peines d'emprisonnement ferme, une peine aménagée. C'est le législateur qui, depuis 2002, a posé ce principe. Jusqu'à un an, le principe, c'est l'aménagement. La Cour de cassation l'a encore renforcé dans différents arrêts et, en dernier lieu, celui du 11 mai dernier, sa chambre criminelle ayant déclaré que, jusqu'à six mois ferme, l'aménagement est obligatoire. La difficulté pour les juges correctionnels, désormais, n'est plus de motiver une peine d'emprisonnement ferme, mais de motiver pourquoi ils ne l'aménageraient pas. Nous nous retrouvons donc avec de nombreuses peines aménagées ab initio par le tribunal, sur lesquelles le juge de l'application des peines est en difficulté, par exemple en cas d'aménagement sous forme de bracelet électronique pour des personnes qui ne sont même pas domiciliées... L'application des peines est un métier, et le tribunal correctionnel n'a pas toujours le temps de bien préparer un aménagement qui nécessite parfois un certain délai. Certains délais sont inutiles, et même néfastes. D'autres sont utiles, et il faut savoir ne pas se précipiter. La notion de probation est essentielle : j'aimerais qu'elle soit davantage médiatisée et partagée. Ceux qui viennent voir comment nous travaillons peuvent changer de discours sur ce qu'est une peine de probation, de travail d'intérêt général, de sursis probatoire... C'est une justice qui se fait en chambre du conseil, on ne peut pas ouvrir la porte aux caméras. Mais les peines de probation sont des peines exécutées.
On a dit qu'il faudrait que les magistrats aillent voir comment travaillent les policiers. C'est déjà le cas : les auditeurs de justice vont faire des tournées avec la BAC, font un stage en commissariat, en gendarmerie. Mais l'inverse n'est pas vrai ! Si les policiers venaient voir comment travaille un juge d'application des peines, je suis sûr qu'ils ne tiendraient plus certains discours qu'on a entendus récemment.
La commission des lois va envoyer certains de ses membres au sein des juridictions pour des stages de plusieurs journées à partir de la rentrée. Nous avons fait de la numérisation un thème de travail important, puisque nous avons auditionné sur ce sujet la semaine dernière le garde des sceaux et Amélie de Montchalin, qui est chargée de la réforme de l'administration. Près de 534 millions d'euros ont été inscrits au budget 2021 pour une amélioration de la numérisation mais il faut continuer d'avancer. Dans le fonctionnement général de notre justice, et tout particulièrement dans l'exécution des peines, la numérisation est l'un des grands points faibles de notre dispositif. De son efficacité dépend en large part la qualité du travail qui sera fourni, et le niveau de la réponse pénale.
Je m'associe à tout ce qui a été dit. La réflexion que vous nous nous invitez à mener ce matin sur ce procès en laxisme de la justice appelle pour moi plusieurs réflexions. D'abord, je ne pense pas que ce soit le justiciable qui considère que la justice est laxiste, ni l'ensemble des Français. C'est plutôt un procès fait par les réseaux sociaux et les chaînes d'information continue, qui véhiculent toujours les mêmes faits divers, en mettant en avant le fait que l'auteur est un récidiviste, etc. Cela pose une question plus globale. C'est tout à l'honneur du législateur que d'essayer de rapprocher les Français de leur justice, et plus précisément de la justice pénale. Mais jusqu'où faut-il aller précisément ? Si on nous dit que 60 % des Français sont pour la torture des terroristes, faut-il instaurer cette torture ? Non, bien évidemment.
Je m'interroge, au fil des réformes. Faut-il remettre en question les principes du droit pénal et de la procédure pénale au motif qu'une majorité de gens, ou peut-être des minorités influentes, des syndicats, le souhaitent ?
Depuis quelque temps, on observe une remise en cause préoccupante de la présomption d'innocence. Un bon exemple en est la réaction des policiers à l'acquittement au bénéfice du doute dans l'affaire de Viry-Châtillon. Il n'y avait pas de preuves contre certains des accusés : c'est une simple application de la présomption d'innocence ! Il n'a pas été possible de renverser la présomption d'innocence, qui les protégeait. Pourquoi une telle déferlante de critiques ? On a aussi entendu des réactions politiques tout à fait disproportionnées : pas de jugement, des peines automatiques, sans aménagement - au mépris du principe d'individualisation de la peine. On a aussi entendu des associations de victimes parler d'instaurer une présomption irréfragable de véracité de la parole de l'enfant dans des affaires d'infractions sexuelles. Un autre exemple est la remise en cause de la prescription, notamment en matière d'infractions sexuelles. Avec la loi du 21 avril dernier, si une infraction est commise sur un autre mineur par le même auteur, cette infraction interrompt la prescription dans les autres procédures qui concernent ce même auteur sur d'autres mineurs.
On pourrait multiplier les exemples. Il y a actuellement des discussions sur l'irresponsabilité pénale, ce qui est un questionnement tout à fait récent. Bref, au fil des réformes, on grignote petit à petit des règles fondatrices du droit pénal et de la procédure pénale. Ce sont des règles très concrètes, dans la procédure, sur la présomption d'innocence, la prescription, l'irresponsabilité pénale. On a déjà acté le jugement des personnes atteintes de troubles mentaux, depuis 2008, avec l'application de mesures de sûreté - qui, il y a encore trente ans, étaient très anecdotiques. Bien sûr, il faut essayer de rapprocher la population de sa justice pénale. Mais jusqu'où peut-on aller ?
L'arsenal des mesures qui sont à la disposition des magistrats est globalement adapté, et notamment la réponse aux infractions commises contre les policiers : il y a des circonstances aggravantes qui prennent en compte le fait que l'infraction ait été commise contre les forces de l'ordre. Il n'y a plus d'empilement possible des sursis quand l'individu a déjà été condamné pour meurtre ou violences. La loi du 25 mai dernier pour une sécurité globale préservant les libertés a supprimé les crédits de réduction de peine en cas d'infractions violentes commises sur des policiers, des gendarmes, des militaires ou des personnels pénitentiaires. Je ne vois pas très bien ce que l'on pourrait faire de plus du point de vue de l'arsenal des mesures dont disposent les magistrats.
Sur les conditions d'exécution des peines, Laurent Ridel indiquait que la loi de 2019 avait redonné une crédibilité au dispositif. Le seuil de deux ans, auparavant, était très mal compris. Cette loi a abaissé à un an le seuil en dessous duquel l'aménagement est obligatoire. Mais du point de vue de l'impression de laxisme qui est donnée à la population, cela revient au même : pour les petits délits, on ne va pas en prison ! On a dit que les courtes peines étaient désocialisantes. C'est surtout une question de moyens. La prison peut être utile, même pour de courtes peines, mais pas dans un environnement délétère comme les maisons d'arrêt, qui souffrent d'une surpopulation carcérale récurrente. Ce surencombrement de certains établissements, le magistrat en tient compte, évidemment, au moment de prononcer la peine. Il y a donc un faux procès qui est fait au législateur et à la justice. Attention, pour autant, à ne pas aller dans la surenchère !
On voit bien dans l'ensemble de vos interventions que l'efficacité est avant tout basée sur l'individualisation des décisions prises à l'encontre du prévenu et du détenu, et non pas sur la mise en oeuvre de procédures plus automatiques. Des magistrats nous ont dit qu'ils n'avaient pas toujours connaissance des stocks sur les enquêtes préliminaires. Est-ce dû au nombre de procédures ? Au problème de l'informatisation et de la numérisation de ces dossiers ? Est-ce un manque de communication avec les officiers de police judiciaire ? Nous avons entendu la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, qui nous a fait part de sa vision sur la surpopulation carcérale et nous a annoncé des chiffres inquiétants : 187 % de surpopulation carcérale dans une maison d'arrêt ! Avez-vous des chiffres plus précis ?
Ces débats sont passionnants. Mes trois questions correspondent aux trois stades de la chaîne judiciaire qui, aujourd'hui, dysfonctionnent au moins dans le traitement quantitatif.
La première concerne l'enquête préliminaire. Le texte propose de la réduire à deux ans, avec prorogation possible dans des conditions quelque peu complexes. Dans un monde idéal, deux ans, éventuellement prorogeables, paraissent un délai pertinent. Vous avez insisté sur les difficultés, l'engorgement, la défaillance de l'enquête judiciaire : notre pays manque cruellement d'officiers de police judiciaire, sans parler des problèmes de complexité de la procédure pénale. L'enquête préliminaire de deux ans est-elle devenue la règle, par le simple engorgement du système, quel que soit le type de dossier ? Dans ces conditions, considérez-vous qu'il soit absolument nécessaire d'envisager, comme nous le propose la conférence des procureurs, un délai de trois ans prorogeable une fois, pour éviter des classements sans suite inadéquats ou, à l'inverse, des procédures ni faites ni à faire, qui viendraient devant les juridictions pénales ?
Ma deuxième question porte sur le rappel à la loi, qui représente un élément assez massif dans la réponse pénale. Je vois deux hypothèses : ou bien nous sommes capables de le faire revivre et de lui donner du sens - d'assurer en quelque sorte une résurrection du rappel à la loi -, ou bien il faut le remplacer, mais par quoi ? Quelles sont vos stratégies de résurrection ou vos propositions de remplacement ?
Ma troisième et dernière question porte sur l'application des peines et leur réduction. Que devons-nous penser du processus non automatique proposé par le garde des sceaux sur la réduction des peines ? Doit-on y voir une amélioration qualitative, ou une approche totalement théorique, comme certains nous le disent ? D'aucuns voient en effet comme une aimable plaisanterie l'idée d'envisager une réduction des peines prenant en compte la bonne volonté, le fait de travailler ou de respecter une obligation de soins, s'il n'y a pas de travail proposé et si les soins proposés dans nos maisons d'arrêt ne sont pas adaptés. S'agit-il donc d'une mesure de conception intellectuelle brillante, mais totalement irréaliste ? Quelle sera la conséquence de la réforme de la réduction des peines ? Limitera-t-elle les réductions de peines ? Cela aboutira à une augmentation du nombre de détenus, alors que la situation n'est déjà pas satisfaisante. Ou faut-il imaginer qu'une augmentation des réductions de peines est un moyen discret d'assurer une diminution de la surpopulation carcérale ?
Ma question s'appuie sur les travaux de six mois effectués en 2018 par notre assemblée dans le cadre d'une commission d'enquête sur les forces de sécurité intérieure. Le sentiment d'une insuffisance de la réponse pénale est un facteur important de l'interrogation des policiers et des gendarmes. Nombreux sont en effet ceux qui, face à une réponse pénale jugée insuffisante, s'interrogent sur le sens même de leur mission. Le sentiment de démotivation qui en découle est particulièrement répandu au sein des effectifs de la sécurité publique, qui traite, en volume, l'essentiel de l'activité judiciaire. Les forces de sécurité intérieure vivent une vraie crise morale, dont une des causes est bien la relation avec la partie pénale et judiciaire. Elles ont le sentiment de passer leur temps à interpeller des personnes qui sont libérées avant même la fin de la procédure, et de faire l'objet de moqueries et d'humiliations, en l'absence de chaîne pénale cohérente. L'équipe dirigeante du Courbat, établissement de soins pour les états de burn-out et d'épuisement professionnel dédié aux personnels du ministère de l'intérieur, confirme l'impact de ce ressenti sur l'état moral des forces de sécurité intérieure, en constatant que l'absence de résultat pénal était souvent citée par les agents pris en charge comme l'une des raisons de leur dépression.
Cependant, on constate un mouvement d'aggravation des peines prononcées. Le quantum moyen d'emprisonnement ferme s'élève à un peu plus de huit mois - il n'a jamais été aussi élevé. Ferme sur le plan des condamnations, il semble que le système judiciaire français pêche en matière d'exécution des peines. Selon les chiffres communiqués, 44 % d'entre elles ne sont pas encore mises à exécution au bout de six mois, 18 % au bout de douze mois et 16 % au bout de 24 mois. Il arrive que l'on revoie dans la rue une personne peu de temps après son arrestation. Plus grave encore pour les forces de sécurité intérieure, lorsque la peine n'est pas totalement appliquée, elles doutent de leur utilité, de leur travail et de la façon dont la société le prend en compte.
Lors d'une table ronde organisée dans le cadre du Beauvau de la sécurité, le garde des sceaux était présent aux côtés du ministre de l'intérieur. La magistrature était représentée par le procureur de la République de Clermont-Ferrand, qui s'est attardé sur la disparition du rappel à la loi et par son remplacement, qui semblait l'inquiéter. Lors de cette table ronde, qui a duré cinq heures à peu près, le garde des sceaux a répondu à de très nombreuses questions de l'ensemble des syndicats et du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie, en annonçant qu'il allait créer un poste de magistrat référent dans chaque juridiction, accessible à tous les enquêteurs, pour une meilleure relation de compréhension et d'explication sur l'ensemble de la procédure conduite par les magistrats, afin que les forces de sécurité soient mieux informées. Cette création d'un poste de magistrat référent est-elle suffisante pour répondre au sentiment général des forces de sécurité sur l'insuffisance de la réponse pénale ? Selon vous, quelles autres mesures pourraient être prises ?
Je voudrais d'abord remercier le président de notre commission des lois d'avoir commencé par déclarer que nous étions tous, unanimement, contre l'idée d'opposer la police et la justice. La police et la justice doivent travailler ensemble. Nous avons tous ici un passé d'élus. Nous sommes sûrs que les magistrats sont chacun à leur place et constituent un maillon d'une chaîne. J'étais adjointe à la sécurité d'une grande ville, Tourcoing, qui compte 100 000 habitants, et le procureur m'avait demandé de faire des rappels à la loi. Nous avions pour cela une maison du droit, une maison de justice, mais je le faisais très souvent au sein même de la mairie, avec le drapeau tricolore derrière moi, accompagnée du directeur de la police municipale et d'un éducateur de rue. J'insiste sur l'importance de ce rappel à la loi. Certes, si on l'inscrit dans la hiérarchie des peines, et si c'est un magistrat qui l'effectue, il peut paraître anodin. Si c'est une autre personne, il peut avoir toute sa place. Les adjoints à la sécurité, il y en a dans toutes les grandes villes, et tous travaillent en partenariat avec la police, avec les services sociaux, avec les médecins locaux et la protection judiciaire de la jeunesse. Pourquoi ne pas systématiquement s'appuyer sur eux ? Je recevais des jeunes qui avaient caillassé des bus, déclenché des rixes sur le marché ou des bousculades à la piscine. Cela paraît anodin, mais pour le responsable de la sécurité d'une ville, il est important de remettre les parents devant leurs responsabilités. Et, quand les parents s'opposaient à notre façon de faire, cela nous en disait beaucoup sur l'évolution du jeune. Que pensez-vous de ces partenariats ? Une telle collaboration avec les élus locaux vous paraît-elle prometteuse ?
Je rebondirai sur les premiers propos de Mme Peltier, mais ma question peut être adressée à l'ensemble des intervenants qui souhaiteraient y répondre. Je réagis à ses observations selon lesquelles les principes du droit pénal commenceraient à s'affaisser face à nos dernières législations. N'est-ce pas dû au fait que la loi pénale serait de plus en plus perçue comme la loi des victimes, et de moins en moins comme la loi de l'ordre public ?
J'ai rencontré certains magistrats pour préparer l'examen du projet de loi pour la confiance dans l'institution judiciaire, et ils m'ont fait part de leur regret de ne plus constater le même lien entre la justice et le public, ce qui pouvait générer une incompréhension du fonctionnement de la justice. Ils auraient aimé prendre plus de temps pour mieux communiquer sur ce qu'ils font, mais ils n'en ont pas assez ! Le garde des sceaux, lorsque nous l'avons auditionné sur l'informatique - à part le fait qu'il a sous-entendu que les greffiers obligés de bidouiller avec Cassiopée étaient vraiment mauvais - nous a parlé des « points justice » dans les maisons France Services. Êtes-vous en train de préparer des magistrats référents pour qu'ils soient les interlocuteurs au sein de ces maisons France Services ?
Ma question s'adresse à M. le procureur de Chalon-sur-Saône, où se déroule actuellement un procès d'assises sur une affaire douloureuse de violences conjugales, dont vous avez tous entendu parler parce qu'il a été très médiatisé. Le bracelet anti-rapprochement se déploie-t-il ? Répond-il aux espoirs qu'il avait suscités ?
J'aurai une seule question : quelle est votre perception de l'action de la justice dans les territoires ultramarins ? Pour l'élue de Polynésie que je suis, l'inamovibilité des magistrats dans nos outre-mer peut poser problème. Quand ils restent trop longtemps sous nos cocotiers, à 31 degrés à l'ombre, la justice en prend un coup ! Pour la Polynésie, les compétences régaliennes sont exercées par l'État, et tout le reste revient à la collectivité. Or certaines décisions de justice suscitent beaucoup de réactions.
Au fond, cette série de questions nous permet d'aborder la deuxième partie de notre réunion, et d'inscrire vos réponses dans une optique plus prospective : quels types de solutions peut-on envisager ?
Il y a certaines questions techniques auxquelles je peux répondre. Pourquoi la connaissance que nous, procureurs de la République, avons de la réalité des stocks au sein des commissariats est-elle imparfaite ? Parce que, très souvent, la hiérarchie policière ne connaît pas elle-même ce qu'il y a en stock dans les portefeuilles de ses enquêteurs. Nous avons depuis longtemps une demande très forte à l'égard des chefs de service pour que le comptage et l'identification des procédures en traitement soient améliorés. Les compagnies de gendarmerie l'ont fait, en mettant en place des bureaux d'ordre. Un commandant de compagnie gère plusieurs brigades territoriales qui reçoivent des plaintes. Pour avoir une visibilité, il faut que les dossiers lui remontent et fassent l'objet d'un enregistrement dans le prolongement direct de la prise de plainte. C'est ce qu'ils ont mis en place. Dans les services de police, ce travail est plus lent et plus long, mais il est actuellement effectué. J'ai demandé, il y a peu de temps, un détail des procédures en cours dans chaque portefeuille des officiers de police judiciaire du principal commissariat de mon ressort, et j'ai reçu une réponse satisfaisante. Comme les flux de plaintes sont très importants, si vous n'avez pas de système d'enregistrement, de comptage et d'attribution des dossiers par enquêteur, il est très difficile de savoir ce que vous avez en stock.
Vous évoquez les délais d'enquête, et notamment l'idée que le délai de deux ans deviendrait le délai de droit commun dans le traitement de nos enquêtes préliminaires. Il y a des enquêtes préliminaires qui sont traitées dans des délais plus courts. Pour un délit de droit commun, six mois doivent suffire si l'enquêteur est normalement diligent, même s'il y a des expertises à réaliser, un examen médical à pratiquer, des constatations à faire ou des témoins et protagonistes à entendre. La problématique est celle des moyens : l'enquêteur a de nombreux dossiers à traiter en même temps, ce qui conduit à un allongement du temps de traitement de chaque dossier. Et il y a le problème des traitements « extradépartementaux » qui ajoutent des délais supplémentaires, par exemple, lorsqu'un témoin est à entendre - et c'est très fréquent - en dehors du département. Dans ce cas, la demande d'audition vient rejoindre la pile des procédures nouvelles dans le service enquêteur sollicité et elle n'est donc pas prise en charge immédiatement. L'accumulation de délais qui en résulte fait que, même dans des procédures sans complexité, les temps de traitement s'additionnent pour dépasser les deux ans. La demande des procureurs de la République d'étendre cette durée maximale de l'enquête préliminaire répond à cette réalité concrète.
Vous avez évoqué les rappels à la loi, et Mme Lherbier parlait des rappels à l'ordre, que son procureur l'avait invitée à pratiquer et dont elle constatait l'efficacité et l'impact. Dans l'appréciation de la qualité ou de l'efficacité de nos réponses pénales, il faut se garder de toute idée préconçue. Ce n'est pas parce que la réponse paraît moins impressionnante que le recours à l'audience que, pour autant, elle n'a pas d'efficacité - et même que ce n'est pas la meilleure réponse possible compte tenu du profil et de la situation qu'on est appelé à traiter. Le courant anglo-saxon de réflexion sur l'efficacité de la réponse pénale, né il y a trente ans au Canada et qui s'est prolongé aux États-Unis, a inspiré les programmes les plus efficaces de traitement de la récidive. Il s'appelle le « What Works ? » : c'est donc une analyse très pragmatique de ce que doit être notre production judiciaire. L'un des enseignements de cette recherche universitaire, très scientifique, car elle a évalué l'efficacité des réponses en procédant à des études de cohortes, est que pour être efficace, il faut d'abord évaluer le risque présenté par la personne, et définir un niveau de traitement qui soit indexé sur le niveau de risque du délinquant. La conséquence de ce paradigme, c'est que pour les délinquants qui présentent un très faible niveau de risque de récidive - et nous en avons - le rappel à la loi, c'est-à-dire le traitement minimal, est la réponse judiciaire qui produit le moins de récidives. La création du rappel à la loi répondait donc à un besoin. Ce qui pose problème, c'est son utilisation en tant qu'instrument mécanique de gestion des flux. Faut-il le supprimer ? Si le terme pose problème, pourquoi pas ? Mais il faut le faire renaître sous une autre forme. D'abord, parce que c'est un instrument de gestion efficace de notre stock. Ensuite, parce que c'est un outil très adapté à un certain nombre de situations. On peut l'appeler avertissement judiciaire, le solenniser en interdisant le rappel à la loi par un officier de police judiciaire, pour obliger à avoir recours à un délégué du procureur. En tous cas, il faut analyser nos réponses au regard de leur efficacité, et sortir des idées préconçues. Le laxisme ou le manque de fermeté n'est parfois qu'une apparence, parce que cela répond à une méthode très efficace de traitement d'une certaine partie de la délinquance.
Faut-il comprendre de votre propos que nous disposons sur le plan juridique d'un arsenal suffisamment complet en termes de réponses adaptées à chaque situation, et que la difficulté première est surtout notre capacité à les mettre en oeuvre ainsi que les moyens humains ou matériels, qui devraient être augmentés pour répondre plus vite et de façon de mieux adaptée ?
Absolument !
Je partage ce qu'a dit mon collègue de Chalon-sur-Saône, non par corporatisme, mais parce que cela correspond au ressenti d'un parquetier de terrain. Il vous a d'abord répondu en mettant l'accent sur un constat : beaucoup de responsables de services de police judiciaire ou de gendarmerie ignoraient, jusqu'à une période très récente, le volume du stock d'affaires qu'ils avaient à traiter. Je me souviens que, lorsqu'un enquêteur était tombé en dépression nerveuse suite à un surmenage, j'avais demandé au commissaire de police quel était son plan de charge : il l'ignorait totalement. Il a fallu que l'on aille dans son bureau où nous avons découvert des quantités de procédures, dont certaines étaient prescrites ! C'est pourquoi, en ce qui concerne la police judiciaire, pour le ressort de la cour d'appel de Lyon, je faisais deux fois par an, avec les responsables, un examen des stocks. Pour progresser, il faut que, dès l'instant où la plainte est déposée, un enregistrement permette au procureur de la République de disposer d'un listing, actualisé quotidiennement, des plaintes qui sont déposées dans les différents services de police et de gendarmerie de son ressort.
En effet, ce fameux délai de deux ans repose sur un quiproquo. Qu'entend-on par enquête préliminaire ? Le moment où l'on commence à investiguer, où le délai qui commence à courir au moment où l'on dépose la plainte ? Après le dépôt d'une plainte, il s'écoule un certain nombre de semaines, pour ne pas dire de mois, avant que ne commencent les investigations. De plus, lorsqu'on envoie des procédures à l'autre bout du territoire, pour entendre des témoins par exemple, certaines ne reviennent jamais, faute d'un système de pointage informatique susceptible d'activer une alerte. Du coup, la prescription joue. Il y a donc un réel problème. Au-delà de deux ou trois ans non renouvelables, ce n'est plus tolérable, et si l'enquête n'a pas pu être faite, il faut passer à une information judiciaire. Un délai de trois ans et des prorogations successives éviteraient en fait de se pencher sur les causes réelles de ces retards.
J'étais très attaché au rappel à la loi, à l'instar de Marc Moinard qui en avait été l'instigateur. On pourrait changer son nom pour le conjuguer avec ce qui se fait au niveau des élus locaux, en le baptisant avertissement judiciaire. Cela montrerait bien que, dès lors qu'une infraction pénale est commise, il y a un avertissement de nature judiciaire, sous l'autorité du procureur de la République, diligenté dans une enceinte de justice, par un magistrat du parquet ou un délégué du procureur. On pourrait confier cette tâche à un juriste-assistant - c'est l'une des solutions au problème des moyens.
Actuellement, le rappel à la loi n'est pas une peine inscrite dans le casier judiciaire. Dans votre esprit, un avertissement judiciaire aurait-il le caractère d'une peine ? Doit-on comprendre qu'en cas de récidive, cela pourrait entraîner des conséquences ?
Je serais tenté de vous répondre positivement, en alignant cet avertissement sur l'admonestation vis-à-vis des mineurs. Le seul problème est que cet avertissement judiciaire ne serait pas homologué par un juge du siège, et qu'un casier judiciaire ne peut contenir que des décisions homologuées par un juge du siège : on verrait mal sur un casier judiciaire des mesures qui ont été prises par le parquet.
On maintiendrait le rappel à la loi sous la forme du rappel à l'ordre que diligentent les élus. Les choses seraient très claires. Le rappel à l'ordre peut se passer en dehors de la justice, dans une concertation, une construction conjointe entre le parquet et les élus locaux, parce que les municipalités sont très différentes les unes des autres : certaines sont très impliquées, d'autres sont quasiment indifférentes. Il serait réservé au traitement de l'infrapénal, des incivilités. Et l'avertissement judiciaire se situerait sur un plan différent. En tous cas, abandonner totalement le rappel à la loi me paraît très compliqué. Cela reviendrait au retour du classement sans suite pour poursuite inopportune - mais alors, la critique de nos concitoyens risque d'être sévère. On peut, comme certains parquets, s'orienter vers une augmentation sensible des compositions pénales et des ordonnances pénales. Il y a, à Béthune, un exemple absolument remarquable, avec des audiences d'ordonnances pénales en maison de justice ou au palais de justice. Le parquet propose une peine à un juge qui rédige une ordonnance pénale, et tous les auteurs sont convoqués à une audience où un délégué du procureur leur notifie l'ordonnance pénale. Cela exige une démarche des intéressés dans un lieu de justice, et on évacue ainsi un grand nombre d'affaires. C'est un très grand succès. Mais je reste attaché au rappel à la loi, en le transformant en avertissement judiciaire.
Comme ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature, je comprends la préoccupation de Mme Tetuanui, tout en notant qu'elle ne s'étend certainement pas aux magistrats du parquet, car ceux-ci font l'objet d'une rotation que l'on contrôle. Mais le principe de l'inamovibilité des juges du siège fait que, dans certains territoires ultramarins, des juges ne sollicitent pas d'avancement, sont très bien là où ils sont et qui, ne faisant pas l'objet d'un comportement susceptible de justifier leur déplacement, demeurent en place. L'inamovibilité des juges, garantie de l'indépendance de la justice, fait que dans les territoires ultramarins, nous avons des juges qui sont là depuis des dizaines d'années...
On a cherché à se débarrasser de beaucoup de problèmes en nommant des référents. J'en suis revenu. Pour moi, dans un parquet, on se répartit les tâches, et les rapports avec la police ne concernent pas qu'une personne, mais l'ensemble des magistrats du parquet. D'abord, un procureur digne de ce nom doit réunir ses officiers de police judiciaire, de toute l'étendue de son ressort, plusieurs fois par an, pour faire le point et revenir sur les dossiers qui ont posé problème. C'est l'occasion, de mettre les cartes sur la table, et cela fait disparaître beaucoup d'incompréhensions.
Pour nos concitoyens, des efforts ont été faits dans le passé, mais, compte tenu de la surcharge des uns et des autres, ces efforts ont été complètement abandonnés. Je me rappelle des journées de la justice du ministre Jacques Toubon, ou des opérations « Éducation nationale - Justice » : on faisait venir une classe dans une audience correctionnelle, pour des affaires que pouvaient comprendre les élèves. Ceux-ci prenaient alors la mesure de la relativité des peines... Cette éducation à la citoyenneté, cette approche in vivo de la justice, était extrêmement importante. Je l'ai pratiquée en cour d'assises pendant des dizaines d'années. Ces opérations semblent avoir disparu...
Vous avez évoqué vos présidences de cours d'assises. Passer à une majorité de sept sur neuf pour le prononcé de la peine, au motif que cela donnerait enfin une majorité au jury populaire, est-ce une vraie problématique ? C'est un souhait du garde des sceaux. Cela va-t-il compliquer vraiment les choses ? Il y a une contradiction intellectuelle entre la promotion des jurés populaires et le fait de mettre fin à l'expérimentation pour généraliser les cours criminelles départementales qui ne comportent que des magistrats professionnels.
Étant en retraite judiciaire, je peux répondre d'une manière très libre : je déplore les cours criminelles. Le viol, désormais, échappe à l'examen du jury populaire. Concernant la règle de majorité, le nombre des jurés était de douze pendant plusieurs années. Il est passé à neuf. On n'a pas, alors, réduit le nombre de magistrats, qui est resté de trois. C'est pourquoi il est question de faire passer la majorité de six à sept. Il est paradoxal, en effet, de vouloir donner plus de pouvoir aux jurés pour juger les crimes, tout en leur retirant les crimes passibles de moins de vingt ans de réclusion.
Il est fondamental de préserver une certaine souplesse au rappel à la loi, si vous voulez conserver son utilité. Dans la hiérarchie des réponses, c'est celle de premier niveau. Trop l'encadrer, trop la solenniser, organiser le recours au juge pour en faire un avertissement pénal qui serait inscrit au casier judiciaire, tout cela ôterait à cette peine son sens et son efficacité à la place où elle doit être, c'est-à-dire une réponse de premier niveau pour les primodélinquants qui présentent un risque de récidive faible.
Mme le sénateur Mercier, élue de mon ressort, nous interroge sur le déploiement du bracelet anti-rapprochement. Deux sont déployés à Chalon-sur-Saône, mais on en voit les limites lorsque l'auteur réside à trop grande proximité de la victime. Comme le rapprochement est très régulier, cela provoque des alertes en permanence, ce qui est très handicapant pour la victime et lourd à gérer pour les forces de l'ordre. C'est un outil qui ne peut donc pas répondre à toutes les problématiques, mais doit s'inscrire dans un arsenal plus global de prise en charge visant à traiter l'intégralité des problématiques qui sont derrière le passage à l'acte : c'est la meilleure manière de prévenir la récidive.
Je suis extrêmement satisfaite par l'idée d'avertissement judiciaire. Vous dites que tous les élus ne sont pas réactifs, mais les élus délégués à la sécurité des grandes villes de plus de 100 000 habitants le sont forcément ! Ils gèrent une ville qui peut s'embraser à tout moment... Si l'on pouvait mettre systématiquement en rapport les élus du terrain avec les forces de sécurité, ce serait très efficace. Le conseil départemental de l'accès au droit dépend aussi de l'implication des uns et des autres. Celui de Lille fonctionne extrêmement bien.
Lorsqu'on est confronté aux victimes, il y a deux choses qui reviennent très souvent. La première est la défiance à l'égard de certains outils comme la main courante ou le rappel à la loi. La seconde est l'inefficacité de certaines suites qui sont données à leurs plaintes. Surtout, elles déplorent le déficit d'information de la part des institutions, que ce soit la police et la gendarmerie, lorsque la plainte est déposée, ou la justice, pour les infractions les moins graves - pour les infractions très graves, les victimes prennent quasi immédiatement un avocat. Il faut parfois quelques mois, ou quelques années, pour qu'elles apprennent que leur plainte a été classée sans suite. Parfois, en cas de récidive, elles constatent aussi qu'il n'y a pas eu de suites à leur plainte initiale. Quelles sont les marges de progression qu'on pourrait trouver pour que les victimes se sentent un peu moins oubliées par la chaîne pénale en France ? Souvent, on parle davantage de l'auteur que du préjudice que la victime a pu subir. Il y a un travail de pédagogie à faire, qui revient souvent aux associations d'aide aux victimes, aux avocats et aux élus, pour rétablir la confiance qui doit nécessairement rester dans ces institutions fondatrices de la République.
Je suis universitaire et non praticienne, mais je discute avec les professionnels de la justice. La généralisation des cours criminelles, dans un projet de loi qui propose également de filmer les audiences, me gêne. On va filmer les audiences dans un but pédagogique, pour mieux faire connaître la justice et lutter contre le sentiment qu'elle est laxiste. Dans le même temps, on va généraliser les cours criminelles au détriment de la cour d'assises, dont la compétence est réduite puisqu'elle n'aura plus à connaître des crimes passibles de moins de vingt ans de réclusion. N'est-ce pas un préalable à la disparition des cours d'assises ? Elles coûtent cher et prennent du temps. Mais quoi de plus pédagogique pour des citoyens que de juger un crime ? Cela montre le fonctionnement de la justice criminelle, à qui on fait justement un procès en laxisme. Le citoyen qui fait oeuvre de justice voit bien combien c'est difficile - c'est bien pour cela que les cours d'assises sont souvent plus clémentes que ce que l'on voudrait attendre d'elles. En somme, on va diminuer le rôle éducatif de la justice criminelle, au bénéfice d'une justice filmée.
Le rétablissement de la minorité de faveur, dans un texte qui essaie de combattre ce mauvais procès en laxisme, est étonnant. Actuellement si trois magistrats et trois jurés sur six sont pour la culpabilité, l'accusé est déclaré coupable. Avec le rétablissement de la minorité de faveur, si trois magistrats et trois jurés sur six sont pour la culpabilité, l'accusé ne sera pas déclaré coupable. Cela rendra les condamnations plus difficiles.
Le rappel à la loi peut être effectivement un premier degré de réponse pénale adaptée, mais, souvent, il devient un outil de gestion de masse. On a dit que l'alternative était le classement sans suite - ce qui ne plaît pas à la population. Mais si le rappel à la loi n'est utilisé que pour gérer des flux, sans être individualisé, il sera inefficace, et la personne concernée reviendra devant la justice - ce qui ne plaira pas non plus à la population. Le rappel à la loi aurait-il été consacré par le législateur si la justice avait eu véritablement les moyens de son action ? Même question sur les alternatives aux poursuites, les crédits de réduction de peine, ou la promotion du juge unique, même en appel. Y aura-t-il, à la fin de ma carrière, un juge unique à la Cour de cassation ? On vante tout ceci comme des progrès de la justice pénale. Je ne suis pas sûre que ce soit toujours le cas.
Cet affaiblissement des principes du droit pénal est-il dû au fait que la loi pénale devient la loi des victimes plus que celle de l'ordre public ? Oui, je crois qu'on observe une mutation de la justice pénale, qui est de moins en moins rétributive et de plus en plus réparatrice. Pourtant, la justice pénale n'a pas été conçue, au départ, pour les victimes. La réparation emprunte aussi d'autres voies. Mais la victime prend de plus en plus le pas, ce qui fausse les principes du procès pénal. Elle veut être reconnue dans son statut de victime, ce que je peux comprendre, et elle veut pouvoir faire son deuil - c'est bien pour cela que l'on revient sur certains mécanismes comme l'irresponsabilité pénale : il faut pouvoir juger même quelqu'un qui n'a pas compris la portée de son geste. Est-ce le rôle de la justice pénale que de répondre à ces attentes ? Je pense que non, mais le législateur est souverain. En tous cas, cela impliquerait une mutation de notre système pénal.
Concernant l'exécution des peines d'emprisonnement, le projet de loi prévoit deux choses : une réforme des réductions de peine, mais aussi une modification des critères de la libération sous contrainte. Au deux tiers de peine, le principe est qu'il faut aménager, pour éviter la sortie sèche : libération conditionnelle, bracelet électronique, semi-liberté, etc. Le législateur nous demande de manière plus impérative, à l'article 9 du projet de loi pour la confiance dans l'institution judiciaire, que cette libération sous contrainte s'applique de plein droit trois mois avant la fin de la peine, sauf impossibilité matérielle résultant de l'absence d'hébergement. L'on fait souvent un procès en laxisme au juge de l'application des peines, mais, si ce texte est voté tel quel, il aura obligation de déterminer la mesure applicable : libération conditionnelle, bracelet électronique ou semi-liberté. Il n'aura plus d'appréciation sur la question de savoir s'il faut accorder une libération sous contrainte, à partir du moment où un hébergement est disponible. Le critère de dangerosité n'est pas mentionné dans cet article.
L'aménagement de peine est bienvenu, certes : toutes les études montrent que la sortie sèche est facteur de récidive et qu'une période d'aménagement, même courte, réduit le risque. Mais la mise en oeuvre de la libération conditionnelle sera aussi impactée par le nouveau régime des réductions de peine. Depuis 2004, sur une peine d'un an, il y a trois mois de crédits de réduction de peine, qui peuvent être retirés en cas d'incident en détention. En fonction de l'évolution de la détention et des efforts qui sont faits, on peut ajouter trois mois, ce qui fait au total six mois la première année, et cinq mois les années suivantes. Personne ne s'en plaignait.
Le projet est d'examiner la situation du condamné au cours des six premiers mois, en tenant compte de son comportement en détention et de ses efforts de réinsertion. Après avis de la commission d'application des peines, le juge décidera d'accorder entre zéro et six mois de crédits de réduction de peine, au cas par cas. On passe donc d'une forme d'automaticité à l'appréciation du juge. Comme il y avait assez peu de retraits de crédits de réductions de peine, l'étude d'impact montre que le résultat sera une augmentation de la surpopulation carcérale. Et les condamnés auront une moindre visibilité sur l'aménagement de leur peine. En effet, la moitié de la peine, seuil à partir duquel une libération conditionnelle peut être accordée, se calcule actuellement à partir du reliquat de peine, déduction faite du crédit de réduction de peine, qui est immédiat à partir du moment où la condamnation est définitive. Après la réforme, on examinera les aménagements de peines plus tard, et les courtes peines seront moins vite aménageables.
On risque en outre un « télescopage » avec les mesures de libération sous contrainte pour les courtes peines. Le juge pourra être amené à statuer au même moment sur la libération sous contrainte, aux deux tiers de la peine, et sur les réductions de peine. Ce sera moins du cas par cas, et la complexification sera croissante, d'autant que deux régimes vont se superposer, le premier, applicable aux personnes condamnés avant janvier 2023 et le second, à celles condamnées après cette date. J'ajoute que le régime de réduction de peine est déjà mis à mal pour certaines infractions par l'article 50 de la loi pour une sécurité globale préservant les libertés, qui a revu les possibilités de réduction de peine pour ceux qui ont commis des violences ayant entraîné une incapacité totale de travail supérieure à huit jours sur les représentants de l'autorité publique, dont les élus et les magistrats. Il sera difficile de savoir quel régime s'appliquera, et les critères sont d'une extrême complexité.
Une commission de l'application des peines, c'est parfois 80 dossiers à examiner en une réunion. Cette commission se réunit avec le procureur de la République, le représentant du SPIP, mais aussi le directeur de l'établissement pénitentiaire ou son représentant. Nous essayons de discuter de chaque situation et d'évaluer les risques. Or, nous allons non seulement nous retrouver avec une masse de dossiers considérable, pour lesquels nous devrons examiner le comportement en détention au cas par cas, mais en plus, avant même cet examen, nous devrons nous-mêmes savoir de quel régime de réduction de peine l'intéressé répond. Si la clarification et la simplification des procédures pénales sont une nécessité, on crée ici une véritable « usine à gaz », avec des évolutions que je prédis, à savoir la multiplication des dérogations. Nous perdrons ainsi tout l'attrait de cette réforme. Surtout, réfléchissons concrètement aux conséquences directes de ce dispositif sur la population carcérale. Sur ce sujet, nous allons au-devant de grandes difficultés.
Monsieur Donard, nous savons qu'il y a un besoin incontestable de places supplémentaires en prison. En revanche, peut-être y-a-t-il lieu de diversifier davantage les lieux privatifs de liberté ? L'offre est-elle suffisamment importante aujourd'hui pour permettre à la fois la fermeté pénale nécessaire, mais aussi l'adaptation du lieu privatif de liberté à la personnalité du condamné et à la nature de l'infraction commise ?
Comment et dans quels délais s'effectue le processus de réinsertion et de préparation de la sortie de prison ? À l'occasion de visites dans les maisons d'arrêt, nous avons eu le sentiment que certains condamnés n'avaient été pris en charge que très tardivement.
Je réponds tout d'abord à Mme Canayer sur la surpopulation carcérale. Les chiffres sont assez clairs sur le sujet: avant la crise sanitaire, il y avait 71 600 détenus dans les prisons françaises. Il y a eu ensuite une diminution importante, due pour moitié à la baisse de l'activité judiciaire. Le 11 mai 2020, quelques jours après la levée du premier confinement, nous étions descendus à 58 720 détenus. Depuis, la population pénale n'a cessé d'augmenter. Actuellement, nous comptabilisons plus de 67 000 détenus, soit un taux d'occupation moyen de 111 % pour l'ensemble des établissements et 124 % pour les maisons d'arrêt. Nous sommes donc à 4 200 détenus en moins par rapport au début de la crise sanitaire, mais avec des taux d'occupation des maisons d'arrêt importants. En particulier, l'établissement pénitentiaire de Toulouse-Seysses présente un taux d'occupation pénale chronique de 167 %. Je tiens à souligner la mobilisation du personnel, et notamment du chef de cet établissement, qui a maintenu un niveau de prise en charge important pendant toute la crise sanitaire, dans des conditions extrêmement difficiles et suivant des règles sanitaires très strictes. Enfin, un établissement pénitentiaire supplémentaire sera construit en Haute-Garonne, permettant ainsi d'ouvrir 615 places supplémentaires en 2026.
Je ne partage pas totalement l'argumentaire d'Ivan Guitz sur les réductions de peines. La loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite loi Perben II, prévoit des réductions de peines automatiques, mal comprises par nos concitoyens et par le personnel pénitentiaire. En effet, quel que soit son comportement, la personne condamnée à dix ans de prison se voit attribuer vingt-et-un mois de réduction de peine dès le premier jour d'exécution de celle-ci. Sur une peine de vingt ans, nous arrivons à trois ans et trois mois. Il est difficilement compréhensible d'éroder la peine à ce point sans tenir compte de la personnalité du détenu. L'idée est donc de mettre en place, à partir de 2023, un régime unique de réduction de peines, avec des règles plus souples que celles aujourd'hui en vigueur. Concernant l'impact sur la population carcérale, il faut, selon moi, faire confiance au JAP. Certes, celui-ci devra examiner les efforts sérieux d'adaptation sociale, mais également la bonne conduite du détenu, qui comprend le respect des horaires, de la propreté des lieux, ou encore du personnel. Les magistrats tiendront également compte d'autres points, comme des efforts en termes d'indemnisation des parties civiles, de l'éventuel suivi d'un traitement médical, des activités scolaires, ou encore de la formation et du travail en détention.
Les établissements pénitentiaires sont aujourd'hui divisés entre les maisons d'arrêt, les centres de détention plutôt orientés vers la réinsertion, et les maisons centrales orientées sur la sécurité. Vous avez raison, il faut diversifier les modalités de prise en charge et renforcer les spécificités des établissements ; c'est pourquoi dans le plan « 15 000 places » est prévu le développement de structures d'accompagnement vers la sortie (SAS), réservées aux détenus en fin de peine, à hauteur de 2 000 places. Ces SAS permettront au détenu de bénéficier d'un suivi important par le SPIP, mais également du soutien des partenaires extérieurs comme la mission locale, Pôle emploi et les associations, afin de préparer la sortie et prévenir la récidive. Autant les services pénitentiaires d'insertion et de probation ont du temps à consacrer à la préparation de la sortie pour les personnes condamnées à de longues peines, autant si les courtes peines se multiplient, les CPIP auront du mal à prendre en charge ces personnes de manière satisfaisante. Il y a une véritable difficulté pour les SPIP à prendre en charge ces détenus, et il faut donc envisager une alternative à la détention pour ces très courtes peines.